Les symboles des mythes

Soyons francs : la Bible, on n’y comprend à peu près rien. Le Coran, c’est pas beaucoup mieux. Les trucs religieux, c’est obscur. C’est tellement vrai que, quand un archéologue trouve une vieille gravure sur un rocher auquel il ne comprend rien, il conclut : « ça doit être religieux. » Après, les lecteurs font un peu les idiots. Le lecteur rigoureux des Schtroumpfs ne va pas jeter le livre au loin en s’écriant : « Ça n’existe pas, les Schtroumpfs ! » Même là, il y a de la vérité, ou du moins de l’amusement, le plaisir à voir une petite société anarchiste derrière un léger décalage fictionnel qui rend la lecture moins violente. Et puis, notre ami rigoureux ne va pas non plus accuser les inconditionnels de la bande dessinée d’être des demeurés convaincus de l’existence des Schtroumpfs. Peut-être y a-t-il là aussi des fanatiques, allez savoir. Mais lire, ça n’a jamais été simplement « prendre au pied de la lettre. » Personne ne lit comme ça, pas même les bandes dessinées. Alors pourquoi faire l’imbécile avec, je ne sais pas, moi, l’épisode de Moïse et du buisson ardent ? Est-ce qu’il n’est pas clair que là aussi, il y a un sens à comprendre, quitte à ce que l’analyse nous révèle quelque chose de partiel, d’idiot ou de faux ?

Fondation légendaire d'Athènes - Vikidia, l'encyclopédie des 8-13 ans

Le problème, c’est : comment comprendre le sens d’un texte obscur, quand on n’a pas les clés de lecture. Prenons un cas moins polémique, les « mythes grecs », comme on dit. Le mythe, ce n’est pas juste une fiction : c’est un récit étrange supposé occuper une place dans notre histoire. La fondation des cités, des sanctuaires est souvent mythique : à la fondation d’Athènes, la déesse Athéna et le dieu Poséidon entrent en compétition pour savoir lequel en sera le protecteur. Les Athéniens croyaient-ils vraiment dans leurs mythes ? Croyaient-il vraiment que c’était Athéna qui leur avait donné l’olivier ? Et vous, vous croyez vraiment que le Paris Saint-Germain gagnera un jour la Ligue des Champions ? C’est pareil.

Mais au moins, l’initié possédait-il la signification du mythe. Le récit mythique, avec toutes ses obscurités, ce n’est pas le tout de l’histoire. C’est la version exotérique de l’histoire, celle qui peut être enseignée en public, et que tout le monde connaît. Mais son sens ésotérique, son sens caché, lui, est réservé aux initiés, à ceux qui s’initient aux rites auxquels est rattaché le récit mythique. Puisque les cultes grecs sont morts, leur sens a disparu, et nous ne possédons que l’histoire sous sa forme étrange et populaire. Alors, comment y comprendre quelque chose ?

Prenons la célèbre fuite de Dédale et d’Icare hors de Crète, que nous raconte le poète Ovide, reprenant de toute évidence un vieux récit qu’il n’invente pas. Il y a longtemps, le roi de Crète, Minos, demanda à son ingénieur Dédale de construire un labyrinthe pour y enfermer le Minotaure, monstre que sa propre femme avait enfanté du dieu Poséidon qui lui était apparu sous la forme d’un taureau. Mais même enfermé, l’animal exigeait qu’on le nourrisse en chair humaine pour être apaisé. Tuer l’animal n’était pas le plus grand problème : comment sortir du labyrinthe ? Thésée y parvint à l’aide d’un fil qu’il conserva dans la main pendant toute sa quête, et qu’à l’autre bout tenait Ariane. Pour sortir, il n’y avait plus qu’à suivre le fil. De colère, Minos enferma Dédale et son fils Icare dans leur propre labyrinthe. Dédale eut alors l’idée de se fabriquer des ailes avec des plumes et de la cire pour les coller : lui et son fils s’envolèrent. Mais sans suivre les avertissements de son père, Icare s’approcha trop du soleil : la cire fondit, et le malheureux tomba dans la mer qui l’engloutit.

Histoire étrange… Beaucoup de livres sur l’histoire de l’aviation commencent par Icare : « Toujours les hommes ont voulu voler dans les airs. Voyez Icare ! » Ce sera ça, le sens du récit ? L’expression du désir de voler ? De fabriquer des avions ? Non, clairement, non. Il y a autre chose, mais quoi ? Bien sûr, on peut se sauver en disant que le mythe n’a pas de sens particulier, qu’on y voit simplement l’imaginaire des hommes en roue libre. Avant Freud, on expliquait aussi les rêves nocturnes comme de simples délires de l’âme : les images du jour se mélangeaient au hasard et créaient des monstres. Pourquoi ne pas dire pareil pour le mythe ? le Minotaure ? Simple recombinaison délirante de l’homme et du taureau ! Mais le hasard, ça n’explique rien, et Freud a bien compris que le rêve associe deux idées parce que l’association a un sens et parle. Et le mythe, ça parle. Mais ça dit quoi ?

Gaston Bachelard le dit bien : « Tout mythe est un drame humain condensé. Et c’est pourquoi tout mythe peut si facilement servir de symbole pour une situation dramatique actuelle. » Si le mythe est le récit du drame humain, la science de ces drames n’aurait-elle rien à nous enseigner ? La science de ces drames, n’est-ce pas la science de l’âme, la psychanalyse ? Ne pourrait-elle pas nous donner quelques clés pour comprendre, non plus les rêves, mais les mythes et les allégories religieuses qui semblent employer le même langage ? On trouve une tentative de ce genre chez le psychanalyste Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque.

Le Symbolisme dans la mythologie grecque - Paul Diel - Babelio

De quoi Icare est-il donc le symbole ? On voit qu’Icare est jeune, il n’écoute pas les sages conseils de son père. Son père l’avait mis en garde : « Ne vole ni trop haut, ni trop bas ! » Idéal typique de l’ancienne Grèce : idéal de la juste mesure. Comme trouver la juste mesure entre ne rien avaler et se goinfrer, se frustrer de tout et tout dévorer. Et Icare va trop haut : c’est le vaniteux, le prétentieux qui va plus qu’il ne peut. Il voudrait aller très haut, mais sans s’en donner les moyens. Il n’a que des ailes de cire, pas de vraies ailes. Le récit d’Icare, nous dit Paul Diel, c’est donc cette contradiction : d’un côté, le désir exalté de s’élever toujours plus haut, et de l’autre l’insuffisance des moyens employés, de simples ailes artificielles de cire.

Le philosophe allemand Stirner dit quelque part qu’enfants, nous étions matérialistes (n’existait alors que ce que nous pouvions mettre dans notre bouche), adolescents, idéalistes (tout ce qui n’était pas conforme à nos idéaux était faux, inauthentique et à jeter), mais, devenus vieux, nous ne sommes plus que pragmatiques (au diable les idéaux, on se débrouille avec ce qu’on a…). Icare est un jeune homme, son histoire est celle du drame de la jeunesse. Mais c’est quoi, ce drame, dont le mythe nous mettrait en garde ?

Le drame, c’est de sombrer dans le faux idéalisme, la « fausse spiritualisation ». C’est ce qui arrive lorsque les aspirations les plus apparemment élevées ne sont en fait que des prétextes plus ou moins conscients pour satisfaire les désirs les plus sordides. Il y a un peu de ça, mettons, chez l’apprenti-peintre qui se cherche un modèle : sous couvert d’art, de beauté, de vérité, au prétexte d’une recherche esthétique vers l’absolu, il veut simplement satisfaire ses instincts de voyeurs. La spiritualité n’est alors qu’un masque qui cache une perversité : c’est alors que cette fausse aspiration aux idéaux, réduite au rang de simple moyen pour satisfaire les désirs les plus grossiers, devient vanité et goût pour surpasser les autres dans tous les signes extérieurs du pouvoir, et par là-même de l’aveuglement. C’est rarement le goût profond de l’art qui attire les jeunes vers une carrière de cinéma, c’est bien peu la soif de justice qui en encourage plus d’un à embrasser une carrière politique. Finalement, le mythe, comme tout mythe, expose « le conflit essentiel de l’âme humaine, le combat entre spiritualisation et pervertissement ». Icare s’enfonce dans la mer, le lieu de l’obscurité par excellence : il devient aveugle sur lui-même.

Cette analyse est-elle correcte ? Elle puise dans les connaissances psychanalytiques, dans l’expérience de l’analyse des rêves (rien de plus banal qu’un rêve d’envol, d’élévation, et… de chute !). Mais est-elle vraie pour autant ? Va-t-elle au moins dans la bonne direction ? Au moins restaure-t-elle la profondeur humaine des énigmes des mythes, et à travers elles celles de tout récit religieux. Car n’est-ce pas ça, qui explique aussi ce caractère énigmatique des textes de la religion ? Qu’ils s’adressent non pas à notre intelligence toute consciente, à notre capacité de raisonnement, mais aussi à notre aptitude à voir en profondeur en nous-mêmes, bref, à voir ces « drames » voilés, inexprimés, inconscients ? La religion, une sorte de psychanalyse ritualisée ? Et qui serait alors vraie, ou fausse, selon qu’elle parle correctement de l’âme, ou n’est qu’un tissu délirant ? Mais comment échapper à l’arbitraire, dans ces analyses du sens ésotérique des obscurités de la religion ?

Annexe : Extraits de l’interprétation du mythe d’Icare par Paul Diel

« Sur la demande de Minos, roi de Crète, Dédale, père d’Icare, a construit le Labyrinthe pour y enfermer un monstre, le Minotaure. Dans cet épisode, des éléments historiques et mythiques s’entremêlent. On montre encore de nos jours en Crète un édifice, appelé «le labyrinthe». Minos et Dédale semblent être des personnages historiques, l’un resté légendaire pour sa sagesse, l’autre pour son ingéniosité et sa ruse. Par contre, le Minotaure, mi-homme mi-taureau, est un être fabuleux. Il doit avoir une signification symbolique, ce qui confère un sens voilé à tout l’épisode, aussi bien au Labyrinthe qu’aux personnages historiques : Minos, Dédale, Icare. Seule la signification symbolique, greffée sur les faits historiques, les a préservés de l’oubli, dont sont frappés tant d’autres faits historiques de ces temps reculés. D’après le récit fabuleux, Minos avait enfermé Dédale dans le Labyrinthe pour le punir de sa trahison. Dédale avait, en effet, conspiré contre Minos en aidant Poséidon, divinité régnante, à séduire la femme de Minos, Pasiphaé. C’est de cette union que naquit le monstre Minotaure.

L’histoire de Minos et du Minotaure ainsi résumée contient trop de faits illogiques et de personnages irréels pour qu’il soit possible de tenter son déchiffrement dès maintenant. L’explication de la signification sous-jacente sera ultérieurement donnée par la traduction du mythe de Thésée.

L’histoire de la fuite de Dédale et d’Icare n’est dans le mythe de Minos qu’un épisode, mais il contient des symboles (c’est-à-dire des expressions en apparence absurdes, ou du moins illogiques), dont la signification psychologique est relativement facile à comprendre.

Le mythe raconte que Dédale, homme ingénieux, voulant s’enfuir du Labyrinthe, construisit pour lui et son fils des ailes. Mais ces ailes sont de cire. Voilà de nouveau un fait irréel et illogique. Personne ne croira qu’on puisse voler à l’aide d’ailes de cire, artificiellement attachées aux épaules. C’est donc également un fait mythique, un symbole. Que signifie-t-il?

Si les ailes construites par Dédale ont la valeur d’un symbole, Dédale, le constructeur, doit avoir lui-même une signification symbolique. D’après le principe de cette traduction, la signification cachée de chaque symbole doit avoir un rapport avec une fonction psychique, et Dédale, l’homme ingénieux, ne peut figurer que l’intellect. Dédale serait-il donc un symbole de l’intellect?

Certains prétendent que l’intellect en dépit de toute son ingéniosité ne saurait construire que des «ailes artificielles»; que la technique entière n’est qu’un obstacle pour atteindre les régions élevées de la vie. Une telle condamnation sommaire de l’intellect reste une opinion individuelle et contestable, inapte à servir à l’explication d’un mythe. Elle contient pourtant un trait à retenir, qui vise une forme dépravée de l’intellect : le mésusage des inventions techniques. Il faudrait donc examiner si les mythes savent faire la distinction entre une forme perverse et une forme saine de l’intellect.

La divinité qui symbolise dans le mythe grec l’intellect est Hermès (du moins parmi les divinités olympiennes, car il existe d’autres divinités qui figurent l’intellect, tel Hëphaïstos : dieu du feu et du travail ingénieux). Hermès est l’intellect au service de l’esprit symbolisé par Zeus. Hermès est le messager de Zeus, tout comme l’intellect est l’intermédiaire entre l’esprit de l’homme et son affectivité. Hermès a pour attribut symbolique les sandales ailées, qui signifient la force d’élévation. C’est une variante du symbole central du mythe de Dédale. Mais il convient de souligner que l’intellect demeure, comparé à l’esprit, un moyen partiel et imparfait d’élévation. Bien qu’Hermès, divinité olympienne, symbolise l’intellect sous sa forme saine, proche de l’esprit, il n’empêche que dans la signification d’Hermès se retrouve l’allusion à une forme de l’intellect peu élevée et purement utilitaire : Hermès est la divinité qui préside au commerce. Mais, de plus, dans cette figuration olympienne de l’intellect se trouvent unies toutes les transformations possibles de cette fonction lucide, et Hermès possède même la signification de l’intellect perverti : il est le protecteur des voleurs. Le mythe sait donc très bien discerner la forme perverse de l’intellect, tout en condensant souvent les deux formes en un seul symbole.

Dédale, constructeur des ailes artificielles qui ne portent guère, doit être plutôt une configuration de l’intellect pervers, encore que, sous certains aspects, il puisse signifier également l’intellect sain. Dédale n’est pas seulement l’inventeur des ailes de cire, il est aussi le constructeur de sa propre prison, le Labyrinthe.

Autant que Dédale, son œuvre doit avoir une signification cachée, et quel sens caché pourrait convenir au Labyrinthe dans lequel l’homme enfermé erre sans espoir d’issue, si ce n’est celui du subconscient? Dédale, constructeur du Labyrinthe, symboliserait donc l’intellect perverti, la pensée affectivement aveuglée, qui, perdant sa qualité lucide, devient imagination exaltée et s’emprisonne dans sa propre construction, le subconscient.

Si le Labyrinthe est symbole du subconscient, il s’ensuit que Dédale et son fils s’efforcent d’échapper au pervertissement dont Dédale lui-même fut l’inspirateur (le constructeur). L’intellect, cherchant à s’affranchir de l’entreprise du pervertissement, s’efforce de retrouver sa forme saine, mais le moyen insuffisant qu’il emploie (les ailes de cire) laisse prévoir qu’il échouera dans sa tentative. Le mythe exprime — on dirait, le plus clairement possible — ces deux significations : le désir exalté d’élévation et l’insuffisance des moyens employés. Mais, de plus, tout en invitant son fils à se servir de l’invention insuffisante que sont les ailes de cire, Dédale lui donne un conseil des plus sensés qui concerne les deux dangers à éviter. Il conjure Icare de ne pas rester trop à ras de terre, mais aussi et surtout d’éviter une ascension trop audacieuse, l’approche imprudente du soleil. Ce n’est pas seulement un conseil intellectuellement sensé, c’est bien plus : une première indication de l’idéal grec, l’idéal du juste milieu, l’idéal de la mesure, preuve éclatante que tout le mythe, selon son sens caché, doit parler en effet des fonctions psychiques qui permettent d’approcher la réalisation de l’idéal ou qui menacent de s’en éloigner. En remplaçant le soleil par son sens symbolique, l’esprit, il apparaît que Dédale met son fils en garde contre le danger auquel il s’exposerait, s’il nourrissait le désir démesuré de fuir les régions perverses (Labyrinthe) dans l’espoir vain de pouvoir atteindre la région sublime par le seul moyen trop insuffisant de l’intellect (les ailes de cire).

La vigueur d’élévation supérieure à celle de l’intellect, l’élan capable d’atteindre les régions sublimes, est symbolisé dans le mythe par de vraies ailes, naturellement attachées au corps, figurant un besoin vital, une force d’ascension qui émane d’une manière toute naturelle et saine de l’organisation psychique. Les vraies ailes symbolisent donc l’imagination sublime telles les ailes des esprits purs, des anges, les ailes de Pégase, le cheval des muses, symbole clair de l’inspiration sublime, de l’imagination créatrice. L’imagination perverse, par contre, est souvent symbolisée par des ailes d’animaux nocturnes. C’est ainsi que, par exemple, le diable, l’ange déchu, personnification chrétienne de l’imagination perverse, porte, dans certaines représentations, des ailes de chauve-souris.

Les ailes artificielles symbolisent donc le contraire de l’imagination sublime, l’imagination perverse, le vol trop à ras de terre, la séduction diabolique propre aux désirs exaltés qui tournent en rêverie. Icare, figurant l’intellect non pas sous son aspect astucieux comme Dédale, mais sous un aspect vaniteusement aveuglé, n’écoutera pas le conseil de son père. Psychologiquement parlant : de l’intellect prévovant et prudent naît l’aveuglement vaniteux, lorsque la lucidité ingénieuse, trahissant l’esprit, n’est appliquée que d’une manière utilitaire et astucieuse. Le mythe l’exprime par le rapport de père à fils, qui est un symbolisme typique : il figure une «filiation», c’est-à-dire une liaison génitrice entre les qualités ou des défauts de l’âme. L’intellect (le père) donne naissance, au fur et à mesure de son pervertissement, à l’imagination exaltée (le fils) trop aveuglée pour mettre à profit les conseils sensés. Icare, fils de Dédale, de l’intellect ingénieux, espère que ses ailes le porteront vers le soleil. Le soleil étant symbole de l’esprit, l’envol vers le soleil symbolise la spiritualisation ; mais le vol à l’aide d’ailes de cire ne peut signifier que la forme insensée de la spiritualisation : l’exaltation vaniteuse. Se fiant vaniteusement à ses ailes qui ne sont qu’artifice, l’intellect devenu imagination perverse n’écoute plus aucun conseil prudent, ne connaît plus de mesure ; il veut être l’esprit, il se propose d’atteindre le soleil. C’est le stade final et décisif de la révolte de l’intellect contre l’esprit. Mais l’élan exalté, l’imagination perverse, la vanité, les ailes de cire, ne portent guère. Plus Icare s’approche du soleil, de la vie de l’esprit, plus ses ailes artificielles le trahissent. C’est l’esprit qui inflige le châtiment; c’est le soleil qui fait fondre les ailes artificielles. Icare s’abat et tombe dans la mer.

La mer est symbole de la vie : naviguer sur la mer, c’est «voyager» à travers la vie. La surface infinie de la mer symbolise la vie avec ses aventures et ses dangers, tandis que les profondeurs sous-marines, peuplées de monstres mythiques, deviennent symbole du subconscient. Souvent, les héros errent sur la mer de la vie, voyage qui symbolise leurs combats essentiels, leurs conflits intérieurs, leurs efforts vers l’esprit. Ils sont secourus par les divinités de l’Olympe et poursuivis par Poséidon qui voudrait les faire sombrer, les attirer vers les profondeurs (subconscient). (Tout comme Zeus tient l’éclair, symbole de l’éclaircissement spirituel [mais qui peut devenir la foudre, symbole du châtiment spirituel], Poséidon, frère ennemi de Zeus, figurant l’esprit sous une forme négative, tient le trident qui est également attribut du diable. Poséidon est donc une figure mythique d’une signification apparentée à celle de Satan prince du Mal, principe du Mal [du pervertissement] dans le mythe chrétien, signifiant aussi bien la séduction que le châtiment qui sont inéluctablement inhérents au pervertissement.)

La fable rapporte que, en guise de châtiment, Icare devient — pour ainsi dire — la proie de Poséidon. Ayant voulu atteindre, par des moyens insuffisants, le soleil, l’esprit, les régions sublimes, Icare se noie, englouti par les régions sous-marines. Il périt définitivement en se noyant dans le subconscient dont, avant sa tentative trop téméraire de fuite, il fut déjà le prisonnier (Labyrinthe). Icare, symbole de l’intellect devenu insensé, symbole de l’imagination perverse, est une personnification mythique de la déformation du psychisme caractérisée par l’exaltation sentimentale et vaniteuse envers l’esprit. Icare représente le nerveux et son sort. La tentative insensée d’Icare est restée proverbiale pour la nervosité à son plus haut degré, pour une forme de maladie de l’esprit : la folie des grandeurs, la mégalomanie. […]

L’aventure d’Icare est celle de tous les ambitieux de l’esprit, mais chez eux élévations et chutes alternent et se répètent. Ils retombent incessamment de leurs exaltations envers l’esprit dans l’exaltation des désirs corporels (ils sont prisonniers des profondeurs subconscientes de la vie), et ils essaient de s’élever toujours à nouveau, de reprendre l’envol vers l’idéal, symbolisé par le soleil, pour retomber souvent définitivement, comme Icare, dans les profondeurs subconscientes (océaniques) : la maladie psychique.

[…] Le sens voilé de tous les mythes n’est autre que l’inépuisable amplification d’un thème unique, lequel, exprimé dans le mythe d’Icare par le symbolisme « élévation-chute », demeure, en dépit de la diversité des images variables, le thème le plus saisissant de la vie : le conflit essentiel de l’âme humaine, le combat entre spiritualisation et pervertissement.

Pour entrevoir la vérité psychologique générale qui se dégage de l’élévation et de la chute dont parle symboliquement le mythe d’Icare, il importe de comprendre que l’alternance des tentatives d’élévation et de chute, caractéristique du faux héros, du nerveux, est la conséquence d’un fait psychique de première importance : les perversions de tous les désirs se trouvent toujours subconsciemment liées. La déformation de la pulsion spirituelle va de pair avec celle des pulsions corporelles (matérielle et sexuelle). Pour satisfaire les désirs exaltés des pulsions corporelles, l’imagination perverse du nerveux préfère un détour subconscient, conduisant sur la voie de la fausse spiritualisation, c’est-à-dire à une spiritualisation prétextée qui, au lieu d’être un but en soi, se trouve réduite à n’être qu’un moyen en vue de la réalisation de buts plus ou moins inavoués. Cette déformation de la pulsion spirituelle, l’aveuglement vaniteux, prive la psyché de sa clairvoyance (la vision créatrice) et fait qu’elle s’éprend du signe extérieur de la réussite (la célébrité, par exemple), laquelle, à son tour, sera imaginée comme un moyen en vue de satisfaire les promesses des pulsions corporelles, exaltées vers le lucre et la luxure. Cette recherche de la réussite extérieure peut être naïvement avouée; il en résulte alors rabaissement progressif du niveau spirituel, la banalisation. Mais bien souvent le vrai mobile, la réussite extérieure, demeure inavoué, devient faux motif, qui, refoulé, agit subconsciemment. Le moyen de refouler le désir de réussite extérieure, de le cacher, de le nier devant soi-même et autrui, est l’exaltation spectaculaire de l’amour de l’esprit qui devient de plus en plus une pose vaniteuse. C’est cette sentimentalité envers l’esprit que figure l’aile artificielle, expression de l’impuissance à approcher le but spirituel (soleil). Ce besoin spirituel faux et vaniteux, l’élévation qui dépasse les forces disponibles, contient déjà en soi le danger de la chute dans l’exaltation inverse, celle des désirs corporels, qui transforme la vanité en coulpe. L’élévation exaltée contient — comme le mythe le dénonce symboliquement — la menace de se «noyer» définitivement dans les flots de la vie subconsciente. »

Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque (1966), II.1, « Le combat contre l’exaltation », pp.59-68.

Laisser un commentaire