Anthropométries – un saut dans le vide

« Le vide a toujours été ma préoccupation essentielle » (Yves Klein)

Il y a quelque chose d’énigmatique dans une œuvre d’art créée au 20e siècle, et à vrai dire, le but même du spectateur est souvent de résopudre l’énigme que lui pose l’artiste. Quelque chose de ludique. A voir les anthropométries de l’époque bleue, qu’Yves Klein a créé en 1960, on sent qu’au-delà de la perplexité initiale, il doit y avoir quelque chose à sentir, sinon à comprendre.

On dirait d’abord d’étranges corps à deux têtes, entièrement bleus sur fond blanc, ou peut-être des hommes qui se tiennent dos à dos et qui seraient peints de profil. On remarque vite que les têtes penchent alternativement vers la droite puis vers la gauche, comme si on assistait à une danse. Peut-être même qu’il s’agit du même personnage, et qu’on voit alignées et simultanément des phases successives de sa modeste danse. Une danse des têtes. L’impression de rythme périodique est d’ailleurs renforcée par l’ondulation de la ligne des pieds. En décrivant les choses, on s’en tient à ce qu’Erwin Panofsky appelle la « signification primaire » ou « naturelle » d’une œuvre: on a décrit les lignes et les couleurs, ce que l’on voit spontanément. On a aussi essayé d’identifier la forme de ces lignes, en y reconnaissant peut-être des monstres mythiques à deux têtes qui semblaient pencher la tête. On sent quelque chose d’un peu primitif, comme certaines marques peintes sur les murs du paléolithique. Mais ça ne nous éclaire pas encore beaucoup sur ce que c’est que ce truc.

On tire vers ce que Panofsky appelle la « signification secondaire » ou « conventionnelle » quand on isole les thèmes, les motifs qui font l’œuvre, qu’on interprète ce qui s’y joue, ce qui s’y communique. Par exemple, lorsqu’on voit un homme dans la rue lever la main, le même geste peut avoir des significations conventionnelles complètement différentes : la menace, le salut, l’avertissement… Ici, on reconnaît dans ces mouvements oscillatoires une danse, et on sent assez spontanément une sorte de légèreté rythmique renforcée par le contraste et les tons simples et sans surcharges. Le bleu outre-mer que fabrique Klein, sursaturé et qu’il brevette sous le nom d’International Klein Blue, rappelle le bleu du ciel plus que celui de la mer: c’est la couleur de l’espace vide, serein et électrique.

Il manque néanmoins quelque chose. Nous n’avons rien dit du processus de fabrication. Mais c’est lui, ici, qui éclaire cette signification secondaire, parce que c’est lui qui nous fait comprendre ce qu’on voit. C’est tout à fait fascinant, et le petit film de la série Palettes consacré à Klein le montre très bien (A voir ici en libre accès). Et ce qu’on voit, ce sont en fait des empreintes de femmes nues. Des pinceaux vivants, qui se sont imprégnés le corps de cette peinture bleue dont ils ont imprégné en retour une toile blanche. Ce que nous prenions pour des têtes étaient des seins. Il ne faut pas en déduire qu’on s’est d’abord trompé, mais plutôt que l’ambiguïté fait partie de cette création: on n’a pas découvert la vérité d’une ombre chinoise quand on a compris qu’elle était produite par l’ombre d’une main?

Des empreintes de femmes nues donnant l’impression de corps à deux têtes et dansants: on dirait presqu’un jeu d’enfants. Parce que l’empreinte est sûrement le premier contact de tout enfant avec la peinture et les formes, et nous nous sommes tous amusés à regarder les empreintes que laissaient nos pieds sur la terre, sur le sable, sur un sol humide, traces éphémères qui demeurent pourtant quelques instants, ou quelques années, bien après le contact originel de notre corps avec le support. Que les choses laissent leur empreinte sur ce qui les environne, c’est fascinant, et voir la photographie, l’empreinte photographique d’un parent mort il y a des années a quelque chose de troublant et de tragique. Ce qui nous amène au morbide de l’histoire, et à ce que Panofsky, maintenant, appellerait « la signification intrinsèque » de l’œuvre, ou son « contenu« . C’est-à-dire, quelle vision du monde cette œuvre cache-t-elle et dévoile, peut-être inconsciemment, à l’insu même d’Yves Klein ?

Dans un article du journal d’un jour qu’il créé le 27 novembre 1960, on trouve une clef d’entrée: « Viens avec moi dans le vide », c’est qu’il semble dire à la fois à son modèle, et son public. Modèles qui ne sont plus des modèles, mais des pinceaux vivants qu’il téléguide sur la toile. Une lévitation. Que la matière disparaisse, qu’il ne reste plus que des traces de leur énergie sur la toile. Klein était judoka, ceinture noire 4e dan – mais personne n’en a vraiment la preuve. Le bleu IKB est aussi celui du tatami, et il aurait rêvé d’utiliser comme pinceaux des judokas. Longtemps après le combat seraient restés les traces de la lutte en longs tracés bleus. Ce qu’il cherche, ce sont des empreintes, moins des formes, mais de l’énergie qui passe, immatérielle. Des flux d’énergie dans le vide.

Klein n’est pas le seul illuminé de son temps à vouloir se jeter dans le vide. Il n’est que l’expression logique et artistique d’une obsession du 20e siècle : la dématérialisation, la captation d’empreintes, la reproduction mécanique d’empreintes. Empreinte visuelle dans la photographie, empreinte du mouvement dans le cinématographe, empreinte sonore avec le phonographe, le vinyle, le MP3. L’hologramme même. En finir avec le corps, la pesanteur, la matière et son inertie. Ce qui est fascinant, c’est que le public ne voit dans Klein qu’un original et un illuminé, alors qu’il vit très exactement dans le monde de Klein, le monde que la technologie réalise toujours plus à fond, un monde sans corps et sans matière, où tout est sans contact, et à distance, télévisuel, téléguidé, télétransporté. « L’homme moderne est poussé par un besoin archaïque de magie », écrivait Gilbert Simondon. Les anthropométries de Klein n’ont-elles pas à voir avec une régression magique de ce genre ? Rituel étrange où le corps n’est plus qu’un pinceau, une éponge, et la toile plus qu’un moyen de faire le vide et d’imprégner l’esprit du public de cette énergie de sorcier ?

Laisser un commentaire