La France en Afrique, un langage de pure violence

« Le monde colonisé est un monde coupé en deux » (Frantz Fanon)

Le petit chef d’œuvre de René Vautier, Afrique 50 (voir aussi cet article pour une plus ample présentation), illustre bien cette idée que Frantz Fanon développe dans Les damnés de la terre (1961)(en accès libre ici): si l’oppression qui domine le monde colonial n’est pas essentiellement différente que celle à l’œuvre dans les métropoles contre le peuple lui-même, elle s’exprime dans une langue différente, « un langage de pure violence ». Si le jeune travailleur des chantiers de construction à Paris ou à Lyon sent bien ses chaînes, et d’abord celles de l’argent, « l’atmosphère de soumission » qui y règne, l’air de normalité que lui ont conféré les maîtres d’école, l’évidence qu’il faut bien un marché du travail voilent cette violence sourde et inhibent l’opprimé de toute velléité de rébellion. Il est exploité, mais il est aussi aliéné. Rien de tel dans le monde colonisé, où le voile est déchiré, l’exploitation est limpide parce que c’est la race qui la justifie. Le monde colonisé était, et est encore, la vérité du monde colonisateur, son reflet rigoureux moins le mensonge de l’unité nationale: le colonisé sait avec évidence qu’il n’est pas français. Son exploitation ne lui échappe pas.

René Vautier a tourné ce film entre 1949 et 1950, dans les colonies française d’Afrique de l’Ouest, entre le Niger et la Côte d’Ivoire, pour y exposer à un public d’écoliers les raisons profondes qui poussent les Africains vers la lutte pour leur indépendance. Toute sa poésie et sa lucidité au service du premier film anticolonial français, et qui déjà met le doigt sur cette spécificité de l’exploitation coloniale, ce « langage de pure violence » qui règne dans la colonie. Attention: qu’une colonie soit ruinée par son colon n’est pas une évidence. Quand les populations grecques créent leurs colonies en Sicile, quand les Phéniciens créent la cité de Carthage, leurs créatures deviennent rapidement plus riches et plus puissantes que leur créateur. Carthage n’est pas soumise à Tyr, mais entretient avec la Cité-mère une relation commerciale et politique privilégiée. Au contraire, l’Afrique a été dépouillée. De quel genre de colonisation s’agit-il ? Quel genre de violence s’y libère ?

Il faut d’abord avoir en tête la dissonance que le film de Vautier introduit dans le discours colonialiste officiel. La culture occidentale se fait une haute idée d’elle-même : l’histoire récente de la France est d’abord celle de sa vanité. Dans le miroir où elle se mire, dans l’image qu’elle projette pour sa propre population, elle se rêve en modèle héroïque de l’humanisme. Le territoire qu’elle conquiert entre enfin dans l’Histoire: la culture française extirpe en chacun le barbare qui l’habite. Et pourtant, « quand un colonisé entend un discours sur la culture occidentale, il sort sa machette » (Fanon 46). Il sait bien, lui, quelle violence se cache derrière le progrès de la culture occidentale, et toute idéologue qui voudrait faire valoir les progrès techniques de l’Afrique doit voir l’enfant au soufflet que filme René Vautier. Car les prouesses de la technologie, en Afrique, ce n’est pas pour tout le monde, et la force des nègres reste moins chère qu’un tracteur. Si l’Afrique est exploitée, c’est moins, d’ailleurs par la « France » que par des compagnies coloniales, Lesieur, Unilever et autres. L’État joue un autre rôle.

Parce qu’il faut imaginer, pendant toute la période coloniale, que les mêmes professeurs de morale que nous connaissons aujourd’hui, de « cours d’éducation civique » sont là et sévissent, dans la métropole, et dans les rares écoles des colonies. La métropole défend sa morale, la morale universelle, les droits de l’homme à la face du monde, mais elle envoie ses soldats en Algérie, au Vietnam, à Madagascar. Où sont-ils, les donneurs de leçons, quand leur frère noir ou leur sœur jaune se prennent une balle dans la tête parce qu’ils n’ont pas pu payer l’impôt ? Hier comme aujourd’hui, le discours humaniste est ambigu. Car si l’homme est un animal que les valeurs occidentales humanisent, comment se comporteront l’armée et l’administration contre les bêtes féroces qui refusent leur humanisation ? Comme elle a fait pour les dizaines de morts de Thiaroye au Sénégal, ou de Sétif en Algérie, ou pour le massacre des 89 000 malgaches entre 1947 et 1948. Mais aujourd’hui comme hier, le colonisé découvre que sa vie compte beaucoup moins que celle du colon: le Français sait d’indigner du meurtre de colons, mais le colonisé meurt dans l’indifférence. A la rigueur, le massacre des opprimés est une légitime opération de police. La vie normale des colonies n’est plus que violences et contre-violences, mais « les mitraillages par avion ou les canonnades de la flotte dépassent en horreur et en importance les réponses des colonisés » (Fanon 86).

On aurait tort de croire que le colonisé ne dialogue pas. Vautier le montre très bien. Les Africains dialoguent. Mais plus avec les Français, qui ne répondent que par des représailles, des opérations punitives. On voit bien qu’il n’y a pas de solution pacifiste au problème de la colonisation, parce que la colonisation est elle-même essentiellement violence. Fanon montre bien, dans Les damnés de la terre, que ceux qui croient à la possibilité d’un dialogue avec la force occupante sont d’abord ceux qui collaborent avec elle, la bourgeoisie coloniale qui ne doit son statut et sa richesse qu’à la protection du blanc. Les masses, elles, comprennent que la libération ne peut se faire que par la force. En revanche, il faut un dialogue entre les opprimés entre eux, et tous ceux qui veulent les soutenir dans leur objectif de libération, car il leur faut, à tous, « chercher les raisons de cette exploitation, de cette misère, de ces meurtres collectifs ». La force fait sauter un verrou, mais elle-même ne sait pas comprendre quels sont les verrous qui doivent sauter. Aucune fascination chez Vautier, ni chez Fanon d’ailleurs, pour la violence anticoloniale: elle ne sert à rien sans prise de conscience réelle de la situation, sans détermination lucide des enjeux et des objectifs. La force est nécessaire, elle n’est pas suffisante, et sans une conscience pour l’orienter, que fait-elle, sinon créer une situation faussement nouvelle qui ne fait que répéter l’ancienne ?

C’est d’ailleurs pour cette raison que le film de Vautier, et que le texte de Fanon, ne cessent d’être d’actualité. Car enfin, si l’Afrique a vraiment et sincèrement été décolonisée, pourquoi n’est-elle toujours pas florissante ? La suite du film de Vautier devrait porter sur ce sentiment dont parle déjà Fanon: la déception des masses après leur libération du joug colonial. Les illusions de l’indépendance. Les frustrations de la décolonisation. Tout ça pour ça ?

Mais si le dialogue concerne tous les opprimés, il déborde le sol Africain, et aucune phrase ne peut mieux conclure ce triste propos que l’épilogue de Vautier: « Le peuple de France et le peuple d’Afrique sont au coude à coude, et cette place dans la lutte commune, le peuple africain la tiendra, envers et contre tous, jusqu’à ce que soit gagnée la bataille de la vie! »

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