Les limites d’une expérience de torture

La psychologie a toujours eu beaucoup de mal à convaincre qu’elle était une science rigoureuse. Deux expériences fameuses sont généralement mises en avant pour démontrer la capacité de la psychologie expérimentale de nous faire réellement découvrir des vérités sur l’âme humaine: l’expérience de Milgram, (dont je parle ici), et celle de Zimbardo (dont je parle maintenant). C’est au français Thibaut Le Texier, qui a eu accès aux archives de l’expérience, que cette expérience doit d’avoir été remise sur le devant de la scène. Et pour cause : Le Texier essaye de démontrer que l’expérience de Stanford est en fait une fraude scientifique.

Je résume. Zimbardo, psychologue de Stanford passe une annonce en 1971 et recrute 20 étudiants volontaires pour une expérience de psychologie originale. Il veut simuler une prison et observer ce que deviennent spontanément des individus ordinaires mis en situation carcérale. Le but avoué est de montrer, d’ailleurs, les effets nocifs des prisons, dans le contexte plus large d’une remise en question du système carcéral (Michel Foucault écrit à peu près au même moment son Surveiller et punir).

Il assigne à chacun des étudiants un rôle au hasard, soit celui de prisonnier, soit celui de gardien de prison, et les installe dans une fausse prison, située dans les sous-sols de l’Université. L’expérience est initialement prévue pour durer 2 semaines. Zimbardo sera contraint de l’interrompre au bout de 6 jours seulement.

En effet, les prisonniers sont rapidement mis à rude épreuve par les gardiens eux-mêmes: empêchés de dormir, ils se voient infliger gratuitement différentes sortes de brimades physiques. Ils se voient affublés de collants qui leur couvrent la tête, leur nom est remplacé par un numéro qui les anonyme… Bref, les gardiens deviennent violents, sadiques, et l’expérience doit être arrêtée.

Pour Zimbardo, c’est clair : l’expérience démontre que la situation fait l’individu. Placés en situation carcérale, d’honnêtes étudiants se transforment spontanément en gardiens sadiques. La presse états-unienne va largement diffuser ces résultats qu’elle adore. Et quand, en 2004, le scandale d’Abu Ghraïb est révélé, on fait appel à l’expérience de Stanford pour expliquer comment d’honnêtes soldats états-uniens ont pu se muer en odieux tortionnaires sadiques. La presse invente même l’expression « effet Lucifer » pour justifier qu’en situation de pouvoir absolu, l’homme le plus normal devient spontanément et nécessairement un tortionnaire.

Que peut-on déduire d’une telle expérience ? Dit-elle le vrai ? Le Texier a au moins montré que les étudiants n’étaient pas devenus spontanément tortionnaires : ils obéissaient en réalité un script, qui précisait même la nature des actes de torture. La démonstration expérimentale était au moins en partie une mise en scène. Est-ce pour autant une fraude ? Zimbardo se défend en tout cas de toute malhonnêteté. Mais, au-delà du cas individuel de Zimbardo, ne peut-on en tirer quelques leçons sur la valeur des expériences scientifiques en général ?

Il est d’abord clair que l’expérience est faussement objective. On dit que quelqu’un est « objectif » quand il juge de la vérité indépendamment de ses préférences personnelles. On n’est pas très objectif quand on juge son propre cas. Il est évident que Zimbardo n’est pas objectif : il n’aime pas la prison, et veut justement démontrer ce dont il est déjà convaincu, à savoir que c’est le système carcéral lui-même qui rend n’importe qui violent. Mais n’est-ce pas le cas de toute expérimentation? Une expérience scientifique sert à contrôler la vérité d’une conjecture. Quand un vaccin est mis sur le marché, le fabricant va proposer des expériences supposées démontrer que le vaccin est sûr, les agences nationales vont( si elles font leur travail) essayer de démontrer dans quelles conditions le vaccin est toxique. Toute expérimentation est mise au service d’une préférence personnelle. Ça ne veut pas dire qu’elle ne nous apprend rien. Mais elle est partielle, et doit nécessairement être confrontée à d’autres expériences contradictoires. Une expérience peut dire le vrai, mais pas une vérité absolue.

Prison d’Abu Ghraïb

De plus, si Zimbardo a fabriqué son expérience, n’est-ce pas le cas de toute expérience de laboratoire ? Que nous apprend une expérience de laboratoire sur la nature ? Si j’étudie en laboratoire le comportement d’un rat de laboratoire, il m’apprend quelque chose sur la vie en laboratoire, pour un animal déjà semi domestiqué. C’est déjà une vie artificielle. Les étudiants volontaires étaient d’un type particulier, les soldats états-unien ont reçu une formation particulière : ce n’est pas l’Homme à l’état naturel sur lequel on expérimente. Rien n’est spontané. Accuser la « nature humaine », n’est-ce pas hypocritement mettre sous le tapis la responsabilité des tortionnaires, et le fait que tous ces hommes devenus sadiques sont le fruit d’un système éducatif bien déterminé, en l’occurrence le système états-uniens ? La violence est-elle dans la nature humaine, ou dans la manière dont cette nature est éduquée, fabriquée selon un système de valeur bien déterminé ? On objectera que ce n’est pas vrai, du moins, pour la physique. Mais les matériaux qu’on n’utilise en laboratoire sont tous fabriqués. Où trouve-t-on de « l’eau distillée » dans la nature ? Le laboratoire est fait pour contrôler tous les paramètres. Si le vent menace une expérience, le laboratoire crée artificiellement des conditions sans vent. Mais la nature, c’est justement l’imprévisible, des paramètres infiniment trop nombreux pour être contrôlés ! Toute expérience de laboratoire est une mise en scène, un artifice. Elle dit le vrai d’un simulacre de la nature, pas de la nature elle-même.

Enfin, sait-on vraiment ce qui détermine les gardiens à devenir sadiques ? Pour Zimbardo, c’est la situation carcérale. Mais ce n’est qu’une donnée du problème. Les étudiants sont payés pour leur participation à l’expérience. Ils espèrent bien recevoir leur argent à la fin des deux semaines. Ils s’appliquent dans leur job, font même du zèle. Quel est donc le moteur principal de leur sadisme ? La situation carcérale, ou leur appât du gain ? Une expérience n’est jamais claire en elle-même: une interprétation différente peut conduire à des conclusions opposées. L’expérience n’expose pas clairement son schéma causal: elle demeure irrémédiablement obscure, on ne discerne que les effets, mais les causes restent invisibles et interprétées.

Il n’y a pas de doute qu’une expérience scientifique dit bien quelque chose de vrai: elle démontre même quelque chose, au sens où elle le montre par une mise en scène dramatique. Mais cette vérité est toujours partielle, artificielle, obscure. Alors, même à l’égard de la science, on doit être critique ? Même face aux faits, il faut rester prudent ? On ne pourra jamais faire l’économie, face à la vérité, d’un travail d’analyse personnel ? Que c’est fatigant…

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