Apprendre à vivre aveugle

« Nous sommes aveugles la moitié de la vie; avec la différence que les vrais aveugles savent toujours se conduire, et que nous n’osons faire un pas au cœur de la nuit. » (Rousseau)

Il paraît que « l’inclusion » des infirmes dans le « milieu professionnel » est une priorité de l’État. D’ailleurs, une loi de 2005 était supposée renforcer cette inclusion en assurant: « Toute personne handicapée a droit à la solidarité de l’ensemble de la collectivité nationale, qui lui garantit, en vertu de cette obligation, l’accès aux droits fondamentaux reconnus à tous les citoyens ainsi que le plein exercice de sa citoyenneté. » Évidemment, si l’on est obligé de faire un loi pour rappeler les gens à leurs devoirs, c’est que dans le fond, ça les emmerde, le handicap. Sinon, ils le feraient spontanément, inclure l’infirme.

Lois utiles, mais hypocrites, quand dans le même temps le dépistage prénatal couplé au droit constitutionnalisé à l’avortement ouvre la porte aux interruptions volontaires de grossesse en de dépistage d’une anomalie. La solution finale au problème de l’inclusion : que les infirmes ne viennent tout simplement plus au monde! Comme pour actualiser cette horreur de Nietzsche, une parmi tant d’autres : « Les faibles et les ratés doivent périr: premier principe de notre philanthropie. Et on doit même encore les y aider. » C’est en marche.

Pour autant, l’inclusion, ça pose problème. En affirmant que l’infirme a droit à une vie normale, on suppose que la vie des valides est normale. On suppose aussi que l’infirme a un handicap (hand in cap, la main dans le chapeau), c’est-à-dire un état d’infériorité qui rompt l’égalité des chances dues à chacun dans la lutte implacable à laquelle tous se livrent pour avoir leur place au soleil. La seule politique envisageable, dans ces conditions, serait de donner à l’infirme une compensation à son handicap, et c’est déjà très bien. Mais l’air de pitié pour l’infirme que ce genre de politique implique n’est-il pas, quand même, un peu dégueulasse ? Je préfère Rousseau.

Le mendiant aveugle, Paul Leroy (1890)

Dans l’Emile ou De l’éducation (1762)(à lire intégralement ici), Rousseau fait montre d’un tout autre état d’esprit. Nous devrions tous, suggère-t-il, apprendre à vivre en aveugle, à tâtonner dans l’obscurité, à se repérer dans l’espace sans rien y voir. Pour quoi faire ? Pour se mettre à la place de l’aveugle, pour prendre conscience de son handicap et des difficultés qu’il surmonte ? Pas du tout. Parce que de telles expériences dans l’obscurité, le voyant apprendrait quelque chose du monde. Sa vision l’aveugle: tout un pan du monde lui échappe. Il ne sait pas écouter son milieu, il ne tire aucune connaissance du vent qui frappe son visage. Dans un monde anesthésié, qui ne veut plus sentir ni rien ressentir, qui veut tout sans contact et sans heurts, le malvoyant rappelle à une réalité oubliée. Il a été contraint, lui, de développer une connaissance tactile du monde en tirant du toucher les informations que ses yeux sont incapables de lui donner. Lui montrer un geste ne suffit pas pour lui enseigner: il faut le lui expliquer. Exercice : essayez de décrire et de faire comprendre par les seules ressources de la parole les gestes qui vous permettent de nager dans l’eau !

Le monde moderne est un monde visuel, un monde fasciné par l’image et étourdi par le spectacle. Le handicap que cause la cécité ne vient pas de la cécité elle-même: le handicap n’est pas naturel, il est social. Si les gens n’avaient pas accepté en masse le paiement en ligne et les clés de sécurité, ce monde ne serait pas si violent pour celui ne peut pas lire un écran de smartphone. Bientôt, l’aveugle ne pourra même plus acheter quotidiennement son pain. La foi dans l’œil est telle qu’on voit un progrès incroyable dans le fait que l’aveugle se voit proposé, merveille de la technologie, de remplacer les yeux qui lui manquent par une micro caméra directement branchée sur son cerveau. « Eh quoi! toujours des machines! » répond Rousseau. « L’apparence est la reine du monde », et tout le monde veut honorer la reine. Rousseau voit plus loin.

Ce n’est pas cohérent, de prôner l’inclusion des infirmes et d’encourager en même temps des technologies qui suppriment l’infirmité. Tant que la vanité des valides ne sera pas ébranlée, qu’ils ne seront pas convaincus que l’infirme a quelque chose de solide à leur apprendre, il n’y aura pas grand chose à attendre de ces lois d’inclusion.

En bonus: le texte de l’Emile.

« Nous ne sommes pas également maîtres de l’usage de tous nos sens. Il y en a un, savoir, le toucher, dont l’action n’est jamais suspendue durant la veille; il a été répandu sur la surface entière de notre corps, comme une garde continuelle pour nous avertir de tout ce qui peut l’offenser. C’est aussi celui dont, bon gré, mal gré, nous acquérons le plus tôt l’expérience par cet exercice continuel, et auquel, par conséquent, nous avons moins besoin de donner une culture particulière. Cependant nous observons que les aveugles ont le tact plus sûr et plus fin que nous, parce que, n’étant pas guidés par la vue, ils sont forcés d’apprendre à tirer uniquement du premier sens les jugements que nous fournit l’autre. Pourquoi donc ne nous exerce-t-on pas à marcher comme eux dans l’obscurité, à connaître les corps que nous pouvons atteindre, à juger des objets qui nous environnent, à faire, en un mot, de nuit et sans lumière, tout ce qu’ils font de jour et sans yeux? Tant que le soleil luit, nous avons sur eux l’avantage; dans les ténèbres, ils sont nos guides à leur tour.

­Nous sommes aveugles la moitié de la vie; avec la différence que les vrais aveugles savent toujours se conduire, et que nous n’osons faire un pas au cœur de la nuit. On a de la lumière, me dira-t-on. Eh quoi! toujours des machines! Qui vous répond qu’elles vous suivront partout au besoin? Pour moi, j’aime mieux qu’Émile ait des yeux au bout de ses doigts que dans la boutique d’un chandelier. Êtes-vous enfermé dans un édifice au milieu de la nuit, frappez des mains; vous apercevrez, au résonnement du lieu, si l’espace est grand ou petit, si vous êtes au milieu ou dans un coin. A demi-pied d’un mur, l’air moins ambiant et plus réfléchi vous porte une autre sensation au visage. Restez en place, et tournez-vous successivement de tous les côtés; s’il y a une porte ouverte, un léger courant d’air vous l’indiquera. Ê­tes-vous dans un bateau, vous connaîtrez, à la manière dont l’air vous frappera au visage, non seulement en quel sens vous allez, mais si le fil de la rivière vous entraîne lentement ou vite. Ces observations, et mille autres semblables, ne peuvent bien se faire que de nuit; quelque attention que nous voulions leur donner en plein jour, nous serons aidés ou distraits par la vue, elles nous échapperont. Cependant il n’y a encore ici ni mains ni bâton. Que de connaissances oculaires on peut acquérir par le toucher, même sans rien toucher du tout! »

Rousseau, Emile ou De l’éducation (1762).

Une réflexion sur “Apprendre à vivre aveugle

  1. En France, l’avortement prend deux formes. Il faut différencier l’interruption volontaire de grossesse dont le principe vient en effet d’être inscrit dans la Constitution et l’interruption médicale de grossesse réalisée en cas de « dépistage d’une anomalie » et qui peut être pratiquée jusqu’à la fin de la grossesse.
    Dans le cas d’une IMG, la volonté des parents peut prévaloir, mais il y a surtout une forte pression de l’institution. Éviter de mettre au monde les « infirmes », c’est suivre les conseils de Nietzsche en éliminant les « faibles et les ratés » ; c’est aussi supprimer le coût de la prise en charge spécifique dont ils auront besoin.

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