Albert Memmi et le mythe de l’indépendance

Albert Memmi par Claude Truong-Ngoc décembre 1982.jpg

Le plus célèbre ouvrage d’Albert Memmi, mort il y a quelques jours, c’est sûrement son Portrait du colonisé. Mais c’est d’un autre, que je tire l’extrait ci-dessous. La dépendance, Esquisse pour le portrait du dépendant. Dépendance ? Comme pour la drogue ? C’est le premier exemple qui vient à l’esprit, mais c’est tout le problème. Parler de la relation maladive du drogué comme d’une « dépendance », c’est faire comme si l’indépendance, c’était la situation normale. Mais qui est indépendant ? « Je me suis fait moi-même, je ne dois rien à personne », dit le self-made man. Tu es né tout seul peut-être ? Tu t’es appris à toi même la langue dans laquelle tu dis tes âneries ? Regarde la pomme de terre qui gît dans ton assiette, et compte par combien de mains elle a dû passer pour que tu puisses vivre un jour de plus. Ta dépendance, l’ami, elle est totale.

C’est sûr, cette dépendance-là, objective, la plupart la nient. Une grève des éboueurs, ça rappelle à tout le monde que l’hygiène de la ville dépend d’eux : retour du refoulé. Mais il y a aussi les dépendances éprouvées de près : quand je vis avec angoisse l’absence de l’objet dont je dépends : la mère, l’enfant, le chien, le doudou, le téléphone, la cigarette, la bière. La dépendance, ce n’est pas un état pathologique, une maladie : c’est l’état normal des hommes. Il n’y a que les fous qui se croient « indépendants ». L’inconscience de ces dépendances, est-ce que ça ne fait pas une bonne définition de l’enfant ? Et c’est quoi, devenir adulte, sinon apprendre à rembourser ses dettes ?

Mais une dépendance, ça ne devient pas maladif parfois ? Parasitaire ? Comme si je dépendais de l’objet qui vit de me détruire ? Ce doit être ça, le problème de la « dépendance » : pas l’attachement lui-même (qui est souverainement détaché, et qui a envie de l’être ?), mais l’attachement à ce qui me rend malade ? Étrange, pourtant, cette position d’Albert Memmi. A le lire, on dirait qu’il n’y a pas de besoin qui ne crée une dépendance. Comme si on ne pouvait vivre détaché de ce dont on a besoin. On ne peut pas aimer quelqu’un sans être absolument angoissé par l’idée de le perdre ? L’amour est forcément jaloux ? « Il y a dans la jalousie plus d’amour-propre que d’amour », notait La Rochefoucauld.

Bon, prenons un extrait, pour voir de plus près cette histoire de dépendance. Là, Memmi essaye d’expliquer une dépendance particulière (et particulièrement maladive) : dépendre de la télévision. Sûr, le texte date : on est passé de la télé à l’internet. Mais l’internet, ce n’est pas la mort de la télé : sur les réseaux sociaux, les images produites par la télévision circulent en masse, c’est encore elles que les gens commentent. C’est bien de la télévision qu’on parle encore, ses animateurs, ses people, son spectacle. Pour le moment, internet n’est pas capable de produire le rituel : il ne peut qu’en faire circuler les images. C’est toujours la télévision qui donne le tempo. A la rigueur, internet confirme plutôt la dépendance à l’égard de la télévision, la pourvoyeuse d’images.

« On se souvient de ces pannes spectaculaires des émetteurs de TV, qui ont affecté certaines régions du pays à la suite de gros orages ou de sabotages. Les gens se sont abondamment plaints de ces interruptions. Certains affirmèrent qu’ils étaient souvent de mauvaise humeur, plus irascibles; d’autres qu’ils ne savaient quoi faire de leur soirée, qu’ils ne comprenaient pas comment ils avaient pu « vivre sans télé ». Une jeune femme raconta même qu’elle était retournée chez ses parents, abandonnant le domicile conjugal, qui lui était devenu insupportable. Il est clair qu’elle avait cherché refuge dans l’univers de son enfance. Peut-on parler ici de besoin? A quoi correspond la télévision pour laisser un tel vide, presque impossible à combler autrement? Comme il s’agit d’un instrument bien récent, on ne peut guère supposer une dépendance bien profonde. Pourtant les enquêtes auprès des téléspectateurs ont révélé de véritables désarrois. Par-delà un plaisir d’un type particulier, qui reste d’ailleurs à analyser, ne sommes-nous pas tout de même renvoyés à des instances antérieures ?

Faisons brièvement l’hypothèse qu’il s’agit du triple besoin de savoir, de communication et de sécurité. Le savoir est l’une des clefs de l’efficacité ; il permet une meilleure maîtrise du monde extérieur et même de notre propre corps. La télévision, plus encore que le journal imprimé, permet de rompre la solitude où vivent tant de gens, jusqu’au milieu des grandes villes ; elle procure à tout instant une présence humaine, non hostile, bienveillante au contraire, celle des journalistes et des acteurs. La radio fait déjà cet office et nombre de personnes seules allument leur poste dès qu’elles rentrent chez elles, ou même accouplent le commutateur électrique avec le bouton de la radio, de sorte que la lumière et le son jaillissent du même coup. Elles s’évitent ainsi l’anxiété, même fugitive, d’un tête-à-tête avec elles-mêmes. Radio et TV font communier un grand nombre d’auditeurs et de spectateurs d’un quartier, d’une région, d’un pays entier dans une même information, un même spectacle, dont on peut parler ensemble le lendemain, après les avoir éprouvés quasi ensemble, puisque l’on sait que les autres sont, à la même seconde, devant leurs postes. N’arrive-t-il pas que les gens se téléphonent durant une émotion trop intense ? Il n’est pas impossible que nous assistions à la naissance d’une relation originale entre le téléspectateur et son instrument. Il finit par exister peut-être une espèce de vertige de l’image, de l’étonnement visuel permanent. Une boulimie d’information qui en exige toujours davantage, comme dans l’agacement de la bouche, de la langue et du palais, lorsque l’on mange salé ; ou cet irritant plaisir qui fait consommer encore et encore des graines de tournesol, sans plus aucune finalité alimentaire. Mais enfin, là encore, c’est une activité nouvelle qui se propose à des besoins anciens. On a dit joliment que la TV est le chewing-gum des yeux. »

Albert Memmi, La dépendance, Folio essais (1979).

« Le chewing-gum des yeux ! » Si la télévision ne pourvoyait pas quelque chose, la plupart des hommes ne resteraient pas scotchés devant l’écran comme le moustique devant la lumière. Mais quoi ? C’est quoi, la drogue dont l’animateur de télé est le pourvoyeur ? L’illusion fantastique que le téléspectateur n’est pas seul ? C’est sûr, éviter d’être en tête-à-tête avec soi-même, ça vaut bien une redevance et un abonnement à Netflix. Et puis, c’est vrai qu’Yves Calvi, ça donne l’illusion rassurante d’avoir tout compris au monde et d’être dans le camp des winners. Et puis, il porte de si belles chemises. Mais il n’y a pas un bon usage de la télévision ? Cet outil n’existerait donc… que pour apaiser la brûlure que chacun ressent en rentrant chez lui ?

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