Ce que peut oublier une jeune fille dans le tram

« Une gare, c’est un lieu où on passe ». « Où se croisent ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien. » La petite phrase manquait un peu de tact. Mais c’est surtout qu’elle manquait quand même d’exactitude. Parce que la gare, à vrai dire, ce n’est pas qu’un lieu de passage. Y a des gens qui bossent, dans la gare. Pedro, Monique, Abdel. Ils ne passent pas, eux. Ils restent, ils bossent. A maintenir la gare en état, à faire que les trains arrivent (à peu près) à l’heure. A préparer des sandwichs, à éviter les morts. A contrôler les billets, et mettre des prunes. C’est comme dit Aristote : pas de mouvement sans quelque chose d’immobile. Pour marcher, il faut un sol stable à écraser. Pedro, Monique, Abdel.

Si ce n’était pas le guide suprême, ce serait plus drôle, un tel oubli. Les gens qui mènent leur petite vie, qui marchent perdus dans leurs rêves solitaires, leur rêve de petite vie, de « vie réussie » à accumuler les « retours sur investissement » (c’est-à-dire l’argent soutiré aux travailleurs un flingue sur la tempe), ont tendance à oublier qu’ils ne peuvent marcher dans la gare que parce que Pedro, Monique et Abdel l’ont construite et l’entretiennent, cette fichue gare. Il y en a qui croient vivre une petite vie solitaire : ils oublient, ou ne veulent pas penser que même le geek reclus dans sa chambre dépend de tout un réseau électrique pour se livrer à son petit plaisir solitaire. Mais qui est prêt à voir combien il dépend des autres ? Qui voit bien toujours les milliers de mains requises chaque jour à la conservation de sa vie à sa gloire personnelle ? Le self made man, l’homme qui s’est fait tout seul… La bonne blague !

Il y a un inconscient social. Ce qui est partout sous nos yeux, mais auquel on ne pense pas. Les milliers de mains déjà là pour moi auxquelles je ne veux pas penser. Alors je préfère aux petites phrases mesquines la poésie portugaise de Fernando Pessoa, quand il observe méticuleusement une jeune fille dans le tram. Parce que lui, il le voit, cet inconscient social. C’est une petite leçon d’économie politique à l’usage des vaniteux.

« Je me trouve dans un tram, et j’examine lentement, à mon habitude, tous les détails concrets des personnes qui se trouvent devant moi. Pour moi les détails sont des choses, des mots, des phrases. Cette robe que porte la jeune fille assise en face de moi, je la décompose en ses divers éléments : l’étoffe dont elle est faite et le travail qu’elle a demandé – puisque je la vois en tant que robe, et non pas comme morceau de tissu ; la fine broderie qui borde le ras du cou se décompose à son tour : le galon de soie dont on l’a brodée, et le travail qu’a demandé cette broderie. Et immédiatement, comme dans un ouvrage primaire d’économie politique, se déploient sous mes yeux les usines et les activités diverses — l’usine où l’on a fabriqué le tissu : l’usine où l’on a fabriqué le galon, d’un ton plus foncé, qui a servi à orner, de petites choses entortillées, l’endroit qui fait le tour du cou ; et je vois les ateliers dans les usines – machines, ouvriers, cousettes -, mes yeux tournés vers le dedans pénètrent dans les bureaux, je vois les directeurs chercher un peu de calme, et je surveille, dans les registres, la comptabilisation de chaque chose ; mais je ne m’arrête pas là ; je vois, au-delà, la vie familiale de ceux dont la vie quotidienne s’écoule dans ces usines et dans ces bureaux… C’est la vie sociale tout entière qui s’étend sous mes yeux, du seul fait que j’ai devant moi au-dessous d’un cou brun, qui de l’autre côté supporte je ne sais quelle tête, une bordure, irrégulièrement régulière, d’un vert sombre sur le vert plus clair de la robe.

En outre, je devine les amours, les cachotteries et l’âme de tous ceux qui ont œuvré pour que la femme qui se trouve là, devant moi, dans un tram, porte, autour de son cou de mortelle, la sinueuse banalité d’un galon de soie vert sombre faisant des grâces au bord d’un tissu d’un vert plus clair.

J’ai le vertige. Les banquettes du tram, garnies de paille aux brins alternativement plus fins et plus robustes, m’emportent vers des régions lointaines, se multiplient en industries, ouvriers et maisons d’ouvriers, existences, réalités – tout.

Je descends du tram, épuisé, somnambulique. J’ai vécu la vie tout entière. »

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, §298.

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