Marie, ou comment arrêter ses règles (ne pas imiter)

S’il y a un truc que beaucoup de jeunes femmes voudraient pouvoir arrêter d’un coup de baguette magique, c’est bien les règles. Mais de la puberté à la ménopause, ça vient comme les cheveux poussent : involontairement, mais naturellement. Et l’absence de règles, ou « aménorrhée », ça peut faire plaisir, mais c’est une illusion : souvent, c’est le signe d’un problème grave. Alors la petite Marie dont on va parler, il ne faut pas l’imiter. Elle a un sacré caractère, mais elle a eu une sale vie.

Marie, c’est une jeune fille de 19 ans qui se retrouve hospitalisée dans les années 1880 à l’hôpital du Havre. Le Havre, où Pierre Janet enseigne comme professeur de philosophie, au lycée, mais où il prépare aussi sa thèse de philosophie consacrée aux aliénés, thèse qu’il soutiendra en 1889 sous le titre L’automatisme psychologique, essai de psychologie expérimentale sur les formes inférieures de l’activité humaine (en ligne ici). Il devient ensuite docteur en médecine en 1892, et est invité par le célèbre neurologue de la Salpêtrière Jean-Martin Charcot à prendre la direction du laboratoire de psychologie. Il poursuit sa carrière comme médecin et psychiatre. Freud dira de Pierre Janet qu’il est le « véritable découvreur de l’inconscient ».

L’inconscient, c’est une pensée qu’on pense sans le savoir, c’est un désir qu’on a sans le vouloir. C’est complétement paradoxal. C’est pour ça que c’est difficile à croire, et c’est pour ça que le cas Marie est incroyable.

Voilà comment Janet décrit Marie à son arrivée à l’hôpital : « Une jeune fille de dix-neuf ans présentait tous les mois à ses époques de grandes crises convulsives et délirantes qui se prolongeaient pendant plusieurs jours. Les règles commençaient normalement, mais quelques heures après le début de l’écoulement la malade se plaignait de ressentir un grand froid et présentait un frissonnement très caractéristique : à ce moment les règles s’arrêtaient et le délire commençait. Dans l’intervalle de ses crises le même sujet avait des accès de terreur avec l’hallucination du sang répandu devant elle ; en outre, elle présentait divers stigmates permanents et entre autres une anesthésie de la face du côté gauche avec amaurose de l’œil gauche. »

Qu’est-ce qui pouvait causer des symptômes si étranges, bouleversant autant le corps que l’esprit ? Les organes de Marie étaient sains : la cause n’était pas dans le corps. On dirait aujourd’hui qu’elle souffre de névrose, même de névrose de conversion : des idées pathologiques qui s’impriment sur son corps. En essayant de la guérir, Janet va mettre le doigt sur les causes de ces troubles dans l’histoire de l’enfance de Marie, et proposer un genre étonnant de traitement, l’hypnose et la suggestion. Un jour, après une crise, il l’interroge : « Voyons, lui dis-je par curiosité, explique-moi une fois ce qui se passe quand tu vas être malade. -Mais vous le savez bien…, tout s’arrête, j’ai un grand frisson et je ne sais plus ce qui arrive. » Elle ne sait plus ? Qu’à cela ne tienne : Janet l’interroge encore, mais sous hypnose.

C’est sous hypnose que Marie retrouve un vieux souvenir, un souvenir de ses 13 ans que Janet raconte ainsi : « A l’âge de treize ans, elle avait été réglée pour la première fois, mais, par suite d’une idée enfantine ou d’un propos entendu et mal compris, elle se mit en tête qu’il y avait à cela quelque honte et chercha le moyen d’arrêter l’écoulement le plus tôt possible. Vingt heures à peu près après le début, elle sortit en cachette et alla se plonger dans un grand baquet d’eau froide. Le succès fut complet, les règles furent arrêtées subitement, et, malgré un grand frisson qui survint, elle put rentrer chez elle. Elle fut malade assez longtemps et eut plusieurs jours de délire. Cependant tout se calma et les menstrues ne reparurent plus pendant cinq ans. Quand elles ont réapparu, elles ont amené les troubles que j’ai observés. »

Elle s’est plongée dans un grand bac d’eau glacée ! Pour arrêter ses règles dont elle avait honte ! Idée incroyablement naïve, mais quel caractère ! Évidemment, organiquement, ça ne marche pas. Alors qu’est-ce qui se passe pendant 5 ans ? Si ce n’est pas physique, c’est psychologique. Il faut l’admettre : Marie n’a plus de règles parce que…elle n’en veut pas, de ces règles. C’est comme si sa volonté bloquait les saignements. Une toute petite fille de 13 ans ! On imagine bien le traumatisme que ça a pu laisser, ça, pour une petite fille de garder ça pour elle, et toute seule, la nuit, la nuit, aller se plonger dans de l’eau glacée… Et elle ne s’en souvient même pas !

Mais c’est pire, même. Parce qu’on comprend, maintenant, pourquoi chaque mois, au moment de ses règles, à 19 ans, elle frissonne. Elle frisonne de froid ! Elle rejoue, chaque mois, la scène traumatisante du bain d’eau glacée. Elle la répète, mais dans son imagination. Et elle l’imagine si fort, cette scène, qu’elle en tremble de tout son corps. Et pourtant… elle n’en sait rien ! Elle y pense sans le savoir, sans y penser : une imagination brûlante, qui domine toute son existence, et pourtant…inconsciente.

Comment Janet s’y est pris pour la soigner ? Voyons ce qu’il dit : « Cette supposition vraie ou fausse étant faite, […] j’ai essayé d’enlever de la conscience somnambulique cette idée fixe et absurde que les règles s’arrêtaient par un bain froid. Je ne pus tout d’abord y parvenir ; l’idée fixe persista et l’époque menstruelle qui arrivait deux jours après fut à peu près comme les précédentes. Mais, disposant alors de plus de temps, je recommençai ma tentative : je ne pus réussir à effacer cette idée que par un singulier moyen. Il fallut la ramener par suggestion à l’âge de treize ans, la remettre dans les conditions initiales du délire, et alors la convaincre que les règles avaient duré trois jours et n’avaient été interrompues par aucun accident fâcheux. Eh bien, ceci fait, l’époque suivante arriva à sa date et se prolongea pendant trois jours, sans amener aucune souffrance, aucune convulsion ni aucun délire. »

« Par suggestion »… Il la replonge sous hypnose, et sous hypnose, il lui fait croire…qu’elle a treize ans à nouveau ! Et qu’il ne se passe rien de particulier, que ses règles se déroulent normalement, comme si la scène de l’eau glacée n’avait jamais eu lieu ! La « suggestion », c’est une forme de manipulation : on induit quelqu’un à croire quelque chose malgré lui, sous hypnose. Le film Inception, de Christopher Nolan, repose entièrement sur cette idée. D’ailleurs, c’est un film où il est beaucoup question d’inconscient. Mais cet inconscient ressemble plus à celui théorisé par Janet que par celui décrit par Freud.

Parce qu’attention : Pierre Janet, ce n’est pas Freud. Janet a sa propre théorie des névroses. Il paraît même qu’elle revient à la mode. Pour lui, un névrosé, ce n’est pas nécessairement quelqu’un qui souffre d’un traumatisme infantile, en particulier de nature sexuelle ou affective. C’est d’abord quelqu’un d’épuisé, quelqu’un qui n’arrive plus à passer à l’acte par une défiance à l’égard de lui-même, et qui se réfugie dans des attitudes régressives, répétitives, automatiques. Le rôle du médecin serait alors de renforcer la conscience du malade, de lui rendre sa faculté de prendre des décisions et de hiérarchiser ses priorités.

Il y a quelque chose de très cartésien chez Janet : Pour Descartes, un homme est travaillé par des désirs contradictoires, en tension les uns contre les autres, dont l’origine se perd parfois dans la petite enfance. Il en reste esclave tant qu’il ne les domine pas par une volonté ferme, qui détermine sa route avec courage et jugement. L’esclave pulsionnel de Descartes devient le névrosé de Janet quand ses pulsions contraires et la tension qui en résulte migre dans l’inconscient. Alors, pour Janet, le médecin doit aider le malade à retrouver de la volonté, de cette énergie tonique qui donne son unité, sa cohérence à une vie. Pas du tout à retrouver un souvenir traumatique enfoui.

« Si par malheur une impression nouvelle et dangereuse est faite sur l’esprit à ce moment où il est incapable de résister, elle prend racine dans un groupe de phénomènes anormaux, elle s’y développe et ne s’efface plus. C’est en vain que les circonstances fâcheuses disparaissent et que l’esprit essaye de reprendre sa puissance accoutumée, l’idée fixe comme un virus malsain a été semée en lui et se développe à un endroit qu’il ne peut plus atteindre. »

Le modèle de Janet, dans le cas des névroses, est viral, pas psychologique : il réduit la logique de l’âme à celle du corps. D’ailleurs, c’est la même image dans Inception : une idée est comme un virus qui, implanté dans un corps, se développe de manière autonome. C’est idiot comme idée : comme si une idée n’était pas toujours pensée par quelqu’un

Janet, qui deviendra professeur au Collège de France, n’était pas très favorable à la psychanalyse freudienne. A Ernest Jones, ami et biographe de Freud, qui critiquait les méthodes de Janet, ce dernier répondit : « Hélas ! M. Jones a raison, je n’ai pas fait la psychoanalyse, c’est-à-dire que je n’ai pas interprété les dires des malades dans le sens d’un dogme arrêté d’avance et je ne pouvais pas le faire, justement parce que je ne croyais pas au dogme et que je cherchais à constater sa vérité. » Ce que Janet tient pour un « dogme », c’est que toute névrose s’origine dans un désordre dans les premiers développements de la vie sexuelle du malade. Le fameux « pansexualisme » (tout est sexe!) qu’on reproche souvent à Freud. De tous les cas étudiés par Janet, peut-être celui de Marie est-il celui qui se prêterait le plus, comme Janet l’admet lui-même, à une explication freudienne.

Les explications à la Janet ont quelque chose de décevant. Dire qu’un névrosé est épuisé, c’est trivial. Parler d’une difficulté à faire des choix, ça ne nous dit pas quel genre de choix font difficulté. Est-ce que c’est pas un peu mécanique, comme explication ? Des idées qu’on implante, qui se développent, des subconscients qu’on manipule, qu’on traficote à coup d’hypnoses et de suggestions… Peut-on faire de la psychologie en s’intéressant simplement à la force ou la faiblesse de la pensée, sans vraiment s’intéresser à son contenu ? Est-ce que ce n’est pas ce qu’on pense, qui nourrit les problèmes, ce qu’on a à penser, plutôt que la force avec laquelle on pense ? Est-ce qu’il ne faut pas Freud, pour sortir la psychologie de ce carcan mécaniste, et pour qu’on écoute enfin vraiment le malade, et ce qui lui pose problème ?

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