Dans l’Ombre, l’inconscient occidental

« Chacun porte une ombre, et moins elle s’incarne dans la vie consciente de l’individu, plus elle est noire et dense… si elle est réprimée et isolée de la conscience, elle n’est jamais corrigée. » Cette remarque du psychanalyste Carl Gustav Jung – référence un peu douteuse, d’ailleurs, vu ses ambiguïtés avec le parti nazi dans les années 1930 – sert de justification au titre de ce court-métrage troublant de Lubomir Arsov, créé en 2017. Beau, mais violent. L’auteur a tout fait tout seul, ou presque, pour incarner sa vision de la duplicité des Occidentaux : l’idolâtrie du veau d’or et des billets de banque, des plaisirs mesquins pour pallier la souffrance, une violence omniprésente mais occultée, une médecine qui dope et qui drogue, une presse servile, bref le crime au pouvoir se jouant et manipulant la désespérante espérance des hommes obsédés par leur ego.

Dans ce film, il ne s’agit pas d’identifier un petit problème qu’une réformette de circonstance permettrait de résoudre : le problème est radical, c’est-à-dire qu’il tient à la racine même dont se nourrit la société. Pour les uns, la mère de tous les problèmes, c’est la politique. Pour d’autres, c’est l’économie. Et là ? Eh bien là, c’est la morale. Une autre citation de Carl Gustav Jung, trouvée sur le site de diffusion du film, l’illustre :

« L’ombre est un problème moral qui interpelle toute la personnalité de l’ego, car personne ne peut devenir conscient de l’ombre sans un effort moral considérable. Pour en prendre conscience, il faut reconnaître les aspects sombres de la personnalité comme présents et réels. Cet acte est la condition essentielle de toute sorte de connaissance de soi. »

Il y a en France une fascination pour le bandit, le transgressif, le rebelle. Comme si braquer une banque n’était pas qu’une manière moins sophistiquée de faire ce que fait pudiquement n’importe quel évadé fiscal. Comme si ce n’était pas une manière d’honorer les valeurs de pacotille qui circulent aujourd’hui un peu partout comme de la mauvaise monnaie. Cela donne à la morale le caractère d’un truc étouffant et qui ne sert à rien, enfin à rien d’autre qu’à brimer les passions fougueuses de la jeunesse. C’est peut-être aussi que ce qu’on appelle couramment la « morale », je veux dire les réprimandes de la grand-mère qui évidemment sait bien, elle, « ce qui se fait » et « ce qui ne se fait pas », ce n’est pas tout à fait la morale. Ou comme dit Blaise Pascal, « La vraie morale se moque de la morale ».

La « décadence morale de l’Occident », c’est généralement un thème réactionnaire. « C’était mieux avant, tout fout le camp ». Ah, le bon vieux temps de l’exploitation féodale et de l’amour courtois. Et dans ce film ? Ça n’a pas l’air le cas. Le réactionnaire oppose la morale au rêve de jouissance sans entrave propre aux sociétés libérales modernes. Mais cette société supposément libérale et jouissive, n’est-elle pas un mythe ? La crise politique viendrait de ce que les hommes ne pensent qu’à leur plaisir, pas à leur devoir ? Est-ce que ce n’est pas plutôt la souffrance qui saute aux yeux ? Peut-être que quelques happy few mènent une vie de Sardanapale, enfin s’il est vrai que la débauche rend heureux, en tout cas ce n’est pas le cas de l’immense majorité rongée par ses frustrations. Ce truc de la société libertaire, société moderne où le plaisir serait la règle, est-ce que ce n’est pas plus un mythe qu’une réalité ? Immoralité et souffrance, est-ce que ça ne va plutôt de pair ?

2 réflexions sur “Dans l’Ombre, l’inconscient occidental

  1. Quelques lignes d’une chanson de Léonard Cohen me viennent en lisant ton texte, au sujet du plaisir et de la souffrance

    Oh lady with your legs so fine
    Oh stranger at your wheel
    You are locked into your suffering
    And your pleasures are the seal

    Jan

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