La folie, une maladie mentale ?

Quelle est la limite entre le sain – le normal -, et le pathologique, le « malade », quand on touche à l’âme humaine ? La profonde amertume du deuil, par exemple, est-elle forcément une « dépression nerveuse », qu’il faudrait soigner par des « médicaments », des anxiolytiques ? C’est ce que soutient la dernière édition du DSM, le manuel mondialement utilisé pour les diagnostiques en psychiatrie. Mais une tristesse qui m’atteint et m’empêche de poursuivre le cours normal de mon existence, la tiendrait-on pour une maladie qui requiert l’intervention du psychiatre, si elle ne m’empêchait pas aussi de… travailler ? A partir de quand une passion devient-elle réellement folie ? On sent que la frontière n’est pas très claire, qu’elle bouge, qu’elle a même une histoire. Si Abraham vivait à notre époque, il ne serait pas identifié comme « prophète inspiré » à honorer, mais comme « malade mental » à interner. Notre époque, c’est celle de la psychiatrisation.

Diagnostiquer la folie, ce n’est pas simplement faire un « constat objectif ». C’est appliquer des normes de santé et de raison qui ont une histoire. Nous ne voyons plus rien de positif dans la folie : nous l’excluons et la réduisons au silence, comme si elle n’avait rien à dire. Mais ça n’a pas toujours été le cas : que nous excluions tout ce qui nous paraît étrange, qui rompt nos molles habitudes, c’est cela qui devrait nous étonner. Pour le comprendre, il faut reprendre l’histoire de cette exclusion. C’est ce qu’a voulu faire Michel Foucault dans sa thèse, éditée sous le titre Histoire de la folie à l’âge classique en 1961.

Michel Foucault résume son Histoire de la folie

Étrange, cette histoire de l’enfermement que raconte Foucault. Ainsi, à la Renaissance, la folie aurait été bien intégrée dans la société ? La folie n’est alors pas comprise tout à fait comme « maladie mentale ». Certes, on soigne les « lunatiques », les « mélancoliques » à Saragosse (Espagne) et ailleurs, mais dans l’ensemble, la folie fait partie du décor. Le fou circule librement en ville, sauf quand il y en trop : alors on les met sur un navire qu’on laisse couler le long des fleuves : la nef des fous, celle que peint Bosch. Mais on reconnaît alors dans la folie une partie de la vérité de l’existence humaine : on joue au fou une fois par an au cours de la « fête des fous », ancêtre du carnaval, où toute la société pour un jour est mise à l’envers : le maître sert l’esclave, le curé joue sur son autel. On célèbre la folie, aussi, Érasme en fait l’éloge, l’Eloge de la folie. le fou peut avoir un rôle positif et intégré, comme le fou du roi, dont le but est certes d’amuser, mais à qui est réservé le droit de faire scandale.

Jérôme Bosch, La nef des fous (1500)

Mais tout change à « l’Âge classique », au milieu du XVIIe siècle. Alors, une partie significative de la population urbaine est enfermée dans des maisons d’internement. C’est un dixième de la population parisienne qui, en quelques mois, va être enfermée. L’Hôpital général est créé en 1656 à Paris, et vingt plus tard, toutes les grandes villes de France doivent se munir d’une institution du même genre. Exclusion et confinement : voilà ce qui définit la nouvelle attitude qu’adopte l’Europe à l’égard de la folie à l’Age classique.

L’enfermement ne concerne pas seulement les fous, mais une catégorie plus générale, celle des marginaux, de la « déraison » dit Foucault : libertins, offenses sexuelles, blasphémateurs. Cette catégorie est entre la criminalité librement choisie (qui implique procès au tribunal) et maladie naturellement causée (victime innocente de forces naturelles). « L’hôpital » n’a alors nullement pour fonction de « soigner » ! Mais qui croit que ceux qui peuplent les Longs séjours, EHPAD et maisons de retraite y sont soignés ? Et soignés de quoi, d’ailleurs, de la vieillesse ? Comme si c’était une maladie…

En général, dans ces hôpitaux, on mettait l’interné au travail. Officiellement, l’enfermement était une politique économique : il s’agissait de gérer la pauvreté et le chômage. Ceux qu’on enfermait, c’était les mendiants, les vagabonds, d’une manière générale les oisifs. Mais la cause fondamentale de l’enfermement, n’était-ce pas plutôt la morale du travail propre à la société bourgeoise émergente ? Gare au débauché sans travail ! Il n’était pas forcément économiquement utile d’enfermer ces « insensés », mais humilier, montrer sa réprobation morale, ça n’a pas de prix ! Le succès économique compte peu : il s’agit de punir, et de mettre au travail. Est-ce qu’on ne sent pas aujourd’hui encore cette manière de faire du travail le châtiment du chômeur ! Qu’il perde son temps dans des activités futiles, qu’on lui fasse creuser des trous puis les reboucher, tout, plutôt que de le laisser tranquille !

L’effet principal de cet enfermement fut la mise au silence de la folie : on n’écoute plus le fou, et cela restera le cas jusqu’à Freud et la naissance de la psychanalyse au tournant de 1900. Alors, enfin, on demandera au malade : « Explique-moi donc ce qu’il t’arrive… »

Machine rotatoire

A partir de la Révolution française, la population internée est progressivement libérée. Mais les fous restent une menace sociale : ils restent confinés. L’enfermement devient alors une mesure médicale et non plus une mesure de police : il s’agit peu à peu de soigner un malade et non de garantir la sécurité publique. C’est l’époque de Pinel en France, de Tuke en Angleterre. On présente cette période comme l’avènement de la science positive de la folie, les prémices de la psychiatrie moderne. En fait, nous dit Foucault, Tuke essaye moins de guérir que de rééduquer le malade pour le réintégrer dans sa famille. Pinel fait de même : les chaines physiques sont tombées, mais elles sont remplacées par des chaines morales. Le fou est humilié dans sa folie, afin de le « ramener » à la raison. Le remède est donc moral : c’est une sorte de rééducation par le châtiment, la punition, jusqu’à des formes de tortures à la fois physiques et psychologiques. La folie est insérée dans un système de répression morale, marquée par un « sadisme moralisateur » : derrière le masque de l’objectivité scientifique, se satisfont de manière macabre une volonté de punir, un désir de voir souffrir. Le Journal d’un fou, que Nicolas Gogol publie en 1831, est l’un des premiers ouvrages où l’homme se révolte contre ces pratiques bien peu médicales : la machine rotatoire, où l’on fait tourner le malheureux comme pour lui remettre les idées à l’endroit, le bain d’immersion, où le fou était plongé violemment et par surprise dans un bain d’eau froide pour créer un choc,… Le XIXe siècle fut inventif en matière de jeux sadiques, dont l’affichiste Georges Meunier nous a laissés quelques esquisses.

Quelle violence il y a dans cette expression banale, « malade mental » ! Quelle violence, quelle violence dans cette réduction au silence de ce que la déraison a à dire dans sa crise folle ! Comme un père qui repousserait d’un revers de la main sa fille en pleurs : « Tu fais ta crise d’ado » ! La « crise d’ado », est-ce autre chose que le prétexte tout trouvé des adultes pour réduire au silence la jeunesse en révolte contre les conditions de vie qu’on lui fait ? La crise, est-ce qu’il ne faut pas l’entendre, même quand elle s’exprime dans des gesticulations désordonnées ?

Mais est-ce que tout est vrai, tout est sérieux, dans cette histoire que nous décrit Foucault ? Généralement, on lui concède l’idée générale que la folie est bien une construction sociale variable : ce n’est pas, le bistouri à la main plongé dans une nature humaine éternelle, que se définit la folie. Encore une fois, ce que l’on tient pour « fou », et la manière de regarder ce fou, cela dépend pleinement de la culture qui l’observe, de l’époque où se fait cette observation. Mais le détail de son histoire, que vaut-il ? A la Renaissance, était-on si accueillant à la folie ? Certes, elle était intégrée, mais ça ne veut pas dire qu’elle était la bienvenue ! Inverse ironique de la Raison, elle est la figure tragique qui révèle aux hommes des informations monstrueuses sur eux-mêmes. De même, à l’Âge classique, l’enfermement n’est pas si massif que Foucault le prétend, et surtout il n’est pas sans résistance de la part de la population !

Foucault a une vision romantique de la folie : son modèle du fou, ce n’est pas le déficient, celui qui souffre lui-même de son mal, celui dont l’âme, comme un organe malade, remplit mal sa fonction. Non, c’est Rimbaud, c’est Artaud, c’est le poète inspiré et visionnaire. A la folie-délirante du psychiatre, Foucault oppose la vision d’une folie-vérité, et d’une vérité supérieure, inaccessible à l’homme de raison. Pas un hasard si Foucault arrive après le surréalisme d’André Breton, lui qui disait en 1946 : « L’artiste européen, au vingtième siècle, n’a chance de parer au dessèchement des sources d’inspiration entraîné par le rationalisme et l’utilitarisme qu’en renouant avec la vision dite primitive, synthèse de perception sensorielle et de représentation mentale. » Si la folie est une bouffée d’air libératrice de l’oppression commune, on comprend que le psychiatre, pour Foucault, n’a pas le beau rôle : il n’est que la police par d’autres moyens, l’antidépresseur remplaçant la matraque !

Mais admettons la question, après tout. Le fou, est-ce qu’il lui manque quelque chose, comme une capacité à organiser à sa vie ? Ou est-ce qu’il a quelque chose de plus, une liberté peut-être ? Celui qui manque de lucidité sur les souffrances de la vie, bien sûr, il ne déprime pas, il se porte bien, il voit l’existence d’un bon œil ! C’est l’imbécile heureux ! Mais celui qui sait, qui comprend, celui qui sent ce qui ne va pas dans la vie qu’on a faite aux hommes, celui-là, faut-il s’étonner si la vérité que ses yeux horrifiés entrevoient, elle lui soit trop lourde à porter, et qu’il perde ses moyens ?

Appendice : Extraits de « la Constitution historique de la folie » in Maladie mentale et psychologie (1954)

En 1953, alors qu’il prépare encore sa thèse, Foucault va donner un cours sur la psychiatrie où il résume sa vision de l’histoire de la folie, qui sera édité sous le titre Maladie mentale et personnalité en 1954. A cette époque, son analyse garde quelque chose du marxisme qu’il approuve encore : il fait encore le lien entre l’histoire de la folie et celle de la lutte des classes. Il n’y en a plus trace dans sa thèse finale : c’est qu’après le rapport Kroutchev de 1956 où le nouveau leader de l’Union Soviétique attribue au seul Staline tous les crimes de l’URSS, Foucault devient insensiblement mais résolument l’un des principaux artisans de l’antimarxisme et anticommunisme de la seconde moitié du XXe siècle.

« C’est à une date relativement récente que l’Occident a accordé à la folie un statut de maladie mentale.

On a dit, on a trop dit que le fou avait été considéré jusqu’à l’avènement d’une médecine positive comme un « possédé ». Et toutes les histoires de la psychiatrie jusqu’à ce jour ont voulu montrer dans le fou du Moyen Age et de la Renaissance un malade ignoré, pris à l’intérieur du réseau serré de significations religieuses et magiques. Il aurait donc fallu attendre l’objectivité d’un regard médical serein et enfin scientifique pour découvrir la détérioration de la nature là où on ne déchiffrait que des perversions surnaturelles. Interprétation qui repose sur une erreur de fait […] En fait, le complexe problème de la possession ne relève pas directement d’une histoire de la folie, mais d’une histoire des idées religieuses. A deux reprises, avant le XIXe siècle, la médecine a interféré avec le problème de la possession : une première fois de J. Weyer à Duncan (de 1560 à1640), et ceci à l’appel des Parlements, des gouvernements ou même de la hiérarchie catholique, contre certains ordres monastiques qui poursuivaient les pratiques de l’Inquisition ; les médecins ont alors été chargés de montrer que tous les pactes et rites diaboliques pouvaient être expliqués par les pouvoirs d’une imagination déréglée ; une seconde fois, entre 1680 et 1740, à l’appel de l’Église catholique tout entière et du gouvernement contre l’explosion de mysticisme protestant et janséniste, déclenchée par les persécutions de la fin du règne de Louis XIV ; les médecins ont alors été convoqués par les autorités ecclésiastiques pour montrer que tous les phénomènes de l’extase, de l’inspiration, du prophétisme, de la possession par l’Esprit-Saint n’étaient dus (chez les hérétiques bien sûr) qu’aux mouvements violents des humeurs ou des esprits. L’annexion de tous ces phénomènes religieux ou parareligieux par la médecine n’est donc qu’un épisode latéral par rapport au grand travail qui a défini la maladie mentale, et surtout, elle n’est pas issue d’un effort essentiel au développement de la médecine ; c’est l’expérience religieuse elle-même qui, pour se départager, a fait appel, et d’une manière seconde, à la confirmation et la critique médicales. […]

La fin du XVe siècle est certainement une de ces époques où la folie renoue avec les pouvoirs essentiels du langage. Les dernières manifestations de l’âge gothique ont été, tour à tour et dans un mouvement continu, dominées par la hantise de la mort et par la hantise de la folie. A la Danse macabre figurée au cimetière des Innocents, au Triomphe de la mort chanté sur les murs du Campo Santo de Pise, font suite les innombrables danses et fêtes des Fous que l’Europe célébrera si volontiers tout au long de la Renaissance. Il y a les réjouissances populaires autour des spectacles donnés par les « associations de fous », comme le Navire bleu, en Flandre ; il y a toute une iconographie qui va de La nef des fous de Bosch, à Breughel et à Margot la Folle […]. La folie est pour l’essentiel éprouvée à l’état libre, elle circule, elle fait partie du décor et du langage communs, elle est pour chacun une expérience quotidienne qu’on cherche plus à exalter qu’à maîtriser. […] Jusqu’aux environs de 1650, la culture occidentale a été étrangement hospitalière à ces formes d’expérience.

Au milieu du XVIIe siècle, brusque changement; le monde de la folie va devenir le monde de l’exclusion.

On crée (et ceci dans toute l’Europe) de grandes maisons d’internement qui ne sont pas simplement destinées à recevoir les fous, mais toute une série d’individus fort différents les uns des autres, du moins selon nos critères de perception : on enferme les pauvres invalides, les vieillards dans la misère, les mendiants, les chômeurs opiniâtres, les vénériens, des libertins de toutes sortes, des gens à qui leur famille ou le pouvoir royal veulent éviter un châtiment public, des pères de famille dissipateurs, des ecclésiastiques en rupture de ban, bref tous ceux qui, par rapport à l’ordre de la raison, de la morale et de la société, donnent des signes de « dérangement ». C’est dans cet esprit que le gouvernement ouvre, à Paris, l’Hôpital général, avec Bicêtre et la Salpêtrière […].

Ces maisons n’ont aucune vocation médicale ; on n’y est pas admis pour y être soigné ; mais on y entre parce qu’on ne peut plus ou parce qu’on ne doit plus faire partie de la société. […] L’internement sans doute est une mesure d’assistance ; les nombreuses fondations dont il bénéficie en sont la preuve. Mais c’est un système dont l’idéal serait d’être entièrement clos sur lui-même : à l’Hôpital général […] règne le travail forcé ; on file, on tisse, on fabrique des objets divers qui sont jetés à bas prix sur le marché pour que le bénéfice permette à l’hôpital de fonctionner. Mais l’obligation du travail a aussi un rôle de sanctions et de contrôle moral. C’est que, dans le monde bourgeois en train de se constituer, un vice majeur, le péché par excellence dans le monde du commerce, vient d’être défini ; ce n’est plus l’orgueil ni l’avidité comme au Moyen Age, c’est l’oisiveté. La catégorie commune qui groupe tous ceux qui résident dans les maisons d’internement, c’est l’incapacité où ils se trouvent de prendre part à la production, à la circulation ou à l’accumulation des richesses (que ce soit par leur faute ou par accident). […]

Ce phénomène a été doublement important pour la constitution de l’expérience contemporaine de la folie. D’abord, parce que la folie, si longtemps manifeste et bavarde, si longtemps présente à l’horizon, disparaît. […] D’autre part, la folie, dans l’internement, a noué de nouvelles et d’étranges parentés. Cet espace d’exclusion qui groupait, avec les fous, les vénériens, les libertins et bien des criminels majeurs ou mineurs a provoqué une sorte d’assimilation obscure ; et la folie a noué avec les culpabilités morales et sociales un cousinage qu’elle n’est peut-être pas près de rompre. Ne nous étonnons pas qu’on ait depuis le XVIIIe siècle découvert comme une filiation entre la folie et tous les « crimes de l’amour », […] que la folie ait découvert au xxe siècle, au centre d’elle-même, un primitif noyau de culpabilité et d’agression. Tout cela n’est pas la découverte progressive de ce qu’est la folie dans sa vérité de nature ; mais seulement la sédimentation de ce que l’histoire d’Occident a fait d’elle depuis trois cents ans. La folie est bien plus historique qu’on ne croit d’ordinaire, mais bien plus jeune aussi. […]

Les réformateurs d’avant 1789 et la Révolution elle-même ont voulu […] supprimer l’internement comme symbole de l’ancienne oppression […]. [L]es anciennes maisons d’internement, sous la Révolution et l’Empire, ont été peu à peu affectées aux fous, mais cette fois aux seuls fous. Ceux que la philanthropie de l’époque a libérés sont donc tous les autres, sauf les fous, ceux-ci se trouveront être les héritiers naturels de l’internement et comme les titulaires privilégiés des vieilles mesures d’exclusion.

Sans doute l’internement prend-il alors une signification nouvelle : il devient mesure à caractère médical. Pinel en France, Tuke en Angleterre et en Allemagne Wagnitz et Reil ont attaché leur nom à cette réforme. Et il n’est point d’histoire de la psychiatrie ou de la médecine qui ne découvre en ces personnages les symboles d’un double avènement : celui d’un humanisme et celui d’une science enfin positive.

Les choses ont été tout autres. Pinel, Tuke, leurs contemporains et leurs successeurs n’ont pas dénoué les anciennes pratiques de l’internement ; ils les ont au contraire resserrées autour du fou. L’asile idéal que Tuke a réalisé près de York est censé reconstituer autour de l’aliéné une quasi-famille où il devra se sentir comme chez lui ; en fait, il est soumis, par là même, à un contrôle social et moral ininterrompu ; le guérir voudra dire lui réinculquer les sentiments de dépendance, d’humilité, de culpabilité, de reconnaissance qui sont l’armature morale de la vie de famille. On utilisera pour y parvenir des moyens comme les menaces, les châtiments, les privations alimentaires, les humiliations, bref, tout ce qui pourra à la fois infantiliser et culpabiliser le fou. Pinel, à Bicêtre, utilise des techniques semblables, après avoir « délivré les enchaînés » qui s’y trouvaient encore en 1793. Certes, il a fait tomber les liens matériels (pas tous cependant), qui contraignaient physiquement les malades. Mais il a reconstitué autour d’eux tout un enchaînement moral, qui transformait l’asile en une sorte d’instance perpétuelle de jugement : le fou devait être surveillé dans ses gestes, rabaissé dans ses prétentions, contredit dans son délire, ridiculisé dans ses erreurs : la sanction devait suivre immédiatement tout écart par rapport à une conduite normale. Et ceci sous la direction du médecin qui n’est pas tellement chargé d’une intervention thérapeutique que d’un contrôle éthique. Il est, à l’asile, l’agent des synthèses morales.

Mais il y a plus. Malgré l’étendue très grande des mesures d’internement, l’âge classique avait laissé subsister et se développer jusqu’à un certain point les pratiques médicales concernant la folie […]. [L]es traitements n’étaient ni psychologiques ni physiques : ils étaient l’un et l’autre à la fois. On soumettait le malade à la douche ou au bain pour rafraîchir ses esprits ou ses fibres ; on lui injectait du sang frais pour renouveler sa circulation troublée ; on cherchait à provoquer en lui des impressions vives pour modifier le cours de son imagination.

Or, ces techniques que la physiologie de l’époque justifiait ont été reprises par Pinel et ses successeurs dans un contexte purement répressif et moral. La douche ne rafraîchit plus, elle punit ; on ne doit plus l’appliquer quand le malade est « échauffé », mais quand il a commis une faute ; en plein xixe siècle encore, Leuret soumettra ses malades à une douche glacée sur la tête et entreprendra à ce moment-là, avec eux, un dialogue où il les contraindra à avouer que leur croyance n’est que du délire. Le xviiie siècle avait aussi inventé une machine rotatoire sur laquelle on plaçait le malade afin que le cours de ses esprits trop fixé sur une idée délirante soit remis en mouvement et retrouve ses circuits naturels. Le xixe siècle perfectionne le système en lui donnant un caractère strictement punitif : à chaque manifestation délirante on fait tourner le malade jusqu’à l’évanouissement s’il n’est pas venu à résipiscence. […] L’essentiel, c’est que l’asile fondé à l’époque de Pinel pour l’internement ne représente pas la « médicalisation » d’un espace social d’exclusion ; mais la confusion à l’intérieur d’un régime moral unique de techniques dont les unes avaient un caractère de précaution sociale et les autres un caractère de stratégie médicale.

[…] Dans le nouveau monde asilaire, dans ce monde de la morale qui châtie, la folie est devenue un fait qui concerne essentiellement l’âme humaine, sa culpabilité et sa liberté ; elle s’inscrit désormais dans la dimension de l’intériorité ; et par là, pour la première fois, dans le monde occidental, la folie va recevoir statut, structure et signification psychologiques. Mais cette psychologisation n’est que la conséquence superficielle d’une opération plus sourde et située à un niveau plus profond — une opération par laquelle la folie se trouve insérée dans le système des valeurs et des répressions morales. Elle est enclose dans un système punitif où le fou, minorisé, se trouve apparenté de plein droit à l’enfant, et où la folie, culpabilisée, se trouve originairement reliée à la faute. […] Ce que l’on découvre à titre de « psychologie » de la folie n’est que le résultat des opérations par lesquelles on l’a investie. Toute cette psychologie n’existerait pas sans le sadisme moralisateur dans lequel la « philanthropie » du xixe siècle l’a enclose, sous les espèces hypocrites d’une « libération ».

[…] L’homme n’est devenu une « espèce psychologisable » qu’à partir du moment où son rapport à la folie a permis une psychologie, c’est-à-dire à partir du moment où son rapport à la folie a été défini par la dimension extérieure de l’exclusion et du châtiment, et par la dimension intérieure de l’assignation morale et de la culpabilité. […] Par conséquent, une psychologie de la folie ne peut être que dérisoire, et pourtant elle touche à l’essentiel.

Dérisoire puisque […j]amais la psychologie ne pourra dire sur la folie la vérité, puisque c’est la folie qui détient la vérité de la psychologie. Et cependant une psychologie de la folie ne peut manquer d’aller vers l’essentiel, puisqu’elle se dirige obscurément vers le point où ses possibilités se nouent c’est-à-dire qu’elle remonte son propre courant et s’achemine vers ces régions où l’homme a rapport avec lui-même et inaugure cette forme d’aliénation qui le fait devenir homo psycho-logicus. Poussée jusqu’à sa racine, la psychologie de la folie, ce serait non pas la maitrise de la maladie mentale et par là la possibilité de sa disparition, mais la destruction de la psychologie elle-même et la remise à jour de ce rapport essentiel, non psychologique parce que non moralisable, qui est le rapport de la raison à la déraison. »

Michel Foucault, Maladie mentale et psychologie (1962), Chapitre V, « Constitution historique de la folie »

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