L’apparence est la reine du monde : Clouscard et le sophiste

C’est amusant, la pub : tout le monde pense que ça ne marche pas sur lui, et pourtant les industriels dépensent toujours plus dans la fabrication marketing de leur image. Quand Nike vend une paire de chaussures 70 dollars, la fabrication elle-même de la chaussure lui coûte seulement 16 dollars. En gros, les 54 dollars qui restent, c’est le coût de la com’. La plus grosse partie, de loin. Les gens payent pour la com’. Les gens payent pour que Nike leur parle de leurs pieds et de leurs chaussures. Truc de ouf. Nike dépenserait-il autant dans la pub si ça ne marchait pas ?

La pub, la com’, le marketing, ça marche. Forcément. Mais ça marche comment ? Eh bien, il y a une discussion intéressante sur le sujet entre Michel Clouscard et Jacques Séguéla, qu’on peut voir dans le lien ci-dessous :

https://www.facebook.com/PerspicaceInfo/videos/395214077593357

Jacques Séguéla, c’est un célèbre publicitaire, créateur du groupe Roux Séguéla (RSCG) puis grand patron chez Havas. Comme il l’écrit fièrement sur son SGP (Site à sa Gloire Personnelle) : « À 79 ans, il a écrit 27 livres, sillonné 100 fois la planète pour créer ou animer les agences du groupe, créé ou participé à plus de 1000 campagnes, dont 20 Présidentielles (19 réussies et un échec mais cuisant, celui de Lionel Jospin en 2002). » Michel Clouscard, c’est alors un sociologue de l’Université de Poitiers, pas encore très connu du public à l’époque, mais là ça change depuis quelques années. Il publie, en 1982, son ouvrage aujourd’hui le plus célèbre, Le capitalisme de la séduction, un ouvrage dont j’aurai l’occasion de reparler. Ces deux auteurs sont les invités d’une émission culturelle très suivie à l’époque, Apostrophes, animée par Bernard Pivot.

Je comprends que Clouscard s’énerve et perde un peu ses mots. C’est pas facile de débattre avec un sophiste comme Séguéla. Un sophiste, c’est le mot. Le Philosophe contre le Sophiste. Avec Platon, le sophiste est devenu un concept.

Le marketing, la publicité, pour nous, c’est devenu un détail du quotidien. Ici, il est au contraire placé au centre de l’ordre du monde, ou du moins l’un de ses symboles fondamentaux. C’est un symptôme, c’est plus qu’un symptôme. Le marketing, la sophistique, c’est le pouvoir de séduire indépendamment de la vérité. Le sophiste fait des phrases creuses. Ce n’est pas, comme le croit Clouscard, que c’est impossible de lui répondre. Mais c’est long. C’est comme démêler les fils d’une vieille pelote tout emmêlée. « Le marketing produit des slogans, le philosophe produit des concepts ». C’est bien dit.

Ce n’est pas que le marketing ment. Il ne ment pas. Il ne dit rien. Il ne parle pas du réel, il crée de l’imaginaire. Séguéla en est fier, même : « Je ne dis pas que Woolite lave plus blanc, mais que Woolite lave plus belle. » La pub nous parle comme un dragueur de boîte de nuit. Le lendemain, le réel revient pour la jeune naïve : elle croyait trouver l’amour, elle est dans les draps d’un porc. Le rêve finit en IVG. Séguéla ne voit pas le problème. « Et la crise, vous connaissez ? »

La séduction, ce n’est pas seulement la pub. La séduction est le mode de fonctionnement de notre société. Tout est séduction et n’est plus que séduction. Et la séduction est un pouvoir, un pouvoir consenti, agréable, charmeur. Se-ducere, en latin : tirer quelqu’un à soi, le tirer à l’écart. L’écarter de son chemin, le corrompre. On pourrait croire qu’on s’émancipe dans les filets de la séduction. Mais on ne fait que choisir son tyran. Les tyrans nous draguent. « Capitalisme de la séduction ».

Le sophiste n’est pas rien. Il a fait une découverte, et il l’exploite. Gorgias, Protagoras, Hippias, tous ont découvert le pouvoir du langage. Que le langage a le pouvoir de créer un apparaître qui abolit l’être, pour paraphraser Clouscard. Ruses de la rhétorique, ces techniques oratoires au moyen desquels obtenir le consentement de tous sur une fiction. Mais ce n’est pas justifié, la rhétorique ? Bien parler, bien convaincre ? La politique, le droit, le commerce, ce n’est pas plein de rhétorique ?

On raconte que la rhétorique a été inventée en Sicile dans la première moitié du Ve siècle avant l’ère commune, par Corax et Tisias. L’idée, c’est qu’au tribunal, on ne peut jamais rien démontrer. Les faits sont passés, on ne peut pas retourner sur la scène du crime pour tout voir directement. Et puis l’empoisonnement était-il volontaire ? Un accident ? On ne peut pas aller directement dans la tête des inculpés. On ne peut rien démontrer au tribunal. Mais quand on ne peut rien démontrer, on peut encore argumenter. Qu’on m’accuse d’avoir agressé un videur de boîte, je ne peux pas démontrer mon innocence. Peut-être ai-je soudoyé mes témoins. Mais je peux invoquer des généralités évidentes : « Qui peut croire que j’ai attaqué un videur de boite, moi qui suis taillé comme une crevette ? Qui peut croire que le plus faible attaque le plus fort ? » C’est vrai, c’est peu vraisemblable. Mais ce n’est pas impossible. Je n’ai pas démontré le vrai, j’ai argumenté le vraisemblable. On voit bien ce que la malhonnêteté peut faire de ce genre de découverte.

Partout où la démonstration est impossible, la rhétorique est reine. L’apparence est reine. On ne fait pas de rhétorique en géométrie.

Le sophiste découvre que les hommes s’en tiennent au rêve, et que les mots font rêver avec un peu d’art oratoire. Le publicitaire ajoute l’image, la mise en scène, le drame. Le sophiste découvre que les hommes sont fous. Il exploite la situation pathologique des hommes, et le publicitaire lui emboite le pas.

Le philosophe, lui, produit des « concepts », dit Clouscard. Des moyens intellectuels pour définir le réel. Pour le comprendre, pas le rendre séduisant. Avec Platon, le Sophiste devient un concept. Le concept nous permet de reconnaître la réalité du sophiste derrière les apparences d’un Séguéla.

Avec Clouscard, le Plan Marshall aussi devient un concept. En apparence, le Plan Marshall est un cadeau. C’est des milliards de dollars prêtés par les États-Unis à toute l’Europe pour aider à sa reconstruction. En réalité, c’est une stratégie de pouvoir. La stratégie du capitalisme états-unien pour faire main basse sur le marché européen. Il fallait modifier les habitudes trop sérieuses du vieux continent. Il fallait le convaincre de renoncer à son économie de vieux, l’économie qui économise par souci de l’avenir et honte du gaspillage, pour une économie frivole, insouciante, libertaire, une économie qui gaspille et qui s’amuse parce que tout est fait, parce que les jeux sont déjà faits. Et comme les jeux sont déjà faits, tout est permis. « Tout est permis, mais rien n’est possible », dira Clouscard. Nouveau marché de la permissivité, de la libération des mœurs. Toutes les marchandises que les hommes sont prêts à acheter pour se faire croire à eux-mêmes qu’ils sont libres. Le marché de la liberté.

L’émancipation à 70 dollars, certifiée par Nike et Adidas.

Que nous apprend cette confrontation entre Clouscard et Séguéla sur nous-même ? Sur notre rapport à la séduction, et notre conviction intime que nous sommes toujours plus forts que toute séduction, que la séduction ne séduit que les autres ? Qui nous a mis cette idée en tête, alors que tout indique qu’aujourd’hui plus que jamais, « l’apparence est la reine partout où elle se présente », comme le disait le poète Timon ? Mais est-ce que ce n’est pas le propre d’une illusion, de ne jamais se présenter comme illusion ?

La version complète de l’émission, sans montage, est disponible sur le site Internet Archives (ici), et une version commentée par Loïc Chaigneau là :

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