Peine de mort et humanisme

La peine de mort est abolie en France assez tard, en 1981, par une loi défendue à l’Assemblée nationale par Robert Badinter, alors Ministre de la Justice, et mort ce jour. Apparemment, beaucoup tiennent pour évident que l’abolition de la peine de mort est un progrès du droit, une marche humaniste vers une humanisation du droit. Cela fait longtemps qu’on n’écartèle plus les gens, et la plupart des châtiments corporels sont abolis en France: aujourd’hui, on peut payer ses amendes en ligne, c’est indolore, comme dans du beurre. Le châtiment fun. Quand on regarde, pourtant, l’origine de l’abolitionnisme, on peut émettre quelques réserves.

Le texte qui marque la naissance du mouvement abolitionniste en Europe, c’est le célèbre Des délits et des peines, que Cesare Beccaria publie en 1764. Que reproche Beccaria à la peine de mort ? « L’âme s’endurcit au spectacle de la cruauté », soutient-il. La cruauté des supplices corporels en général, de la peine de mort en particulier, rend vain le châtiment que les criminels endurcis ne craignent plus. La cruauté d’Etat encourage la cruauté criminelle : au lieu de pacifier la société, ces supplices la rendent barbare. De plus, la peine de mort est une violence tyrannique : si la loi exprime la volonté générale, il est absurde d’imaginer que les citoyens se seraient engagés volontairement à subir la mort en cas de crimes : « la peine de mort n’est appuyée sur aucun droit. » Aussi convient-il de la remplacer par le bagne, « la peine d’esclavage perpétuel » comme l’appelle Beccaria.

Badinter reprend un peu de cette argumentation d’ailleurs. Sans aller jusqu’à dire, comme Beccaria, que la cruauté de la peine de mort accroit la cruauté de tous, Badinter remarque, ce qui est sûrement vrai: « Il n’a jamais été établi une corrélation quelconque entre la présence ou absence de la peine de mort dans une législation pénale, et la courbe de la criminalité sanglante. » Il argumente aussi qu’il y a quelque chose de tyrannique dans cette peine, quand il souligne que c’est s’arroger un droit exorbitant que de se permettre de tuer l’assassin, parce que l’assassin n’est pas seul responsable de son crime, qu’il peut toujours s’amender, et enfin que la procédure judiciaire n’étant pas infaillible, elle se condamne à condamner des innocents.

L’argumentation est bizarre.

D’abord, on semble reprocher ici à la peine de mort de ne pas être assez dissuasive. La dissuasion, c’est quand, en somme, les hommes sont si terrifiés qu’ils ne bougent plus un doigt. La peine de mort ne serait donc pas assez cruelle ? Pas assez terrifiante ? C’est effectivement ce que pense Beccaria : « ce n’est pas l’intensité de la peine qui fait le plus grand effet sur l’âme humaine, mais son extension ». Alors que la mort termine les souffrances du criminel, au bagne, au contraire, « les maux du désespéré ne prennent pas fin, mais ne font que commencer ». Autrement dit, si Beccaria préfère le bagne à la peine de mort, c’est en fait parce que le bagne est plus cruel que la mort: c’est un « esclavage perpétuel ».

Le témoignage de Dostoïevski, dans Souvenirs de la maison des morts (1861) confirme d’ailleurs la cruauté du bagne, dans le cas certes particulier des camps de travail de la Russie impériale, la section spéciale où lui même fut assigné après avoir comploté contre le tsar:

« Le bagne, les travaux forcés ne relèvent pas le criminel ; ils le punissent tout bonnement et garantissent la société contre les attentats qu’il pourrait encore commettre. Le bagne, les travaux les plus pénibles ne développent dans le criminel que la haine, que la soif des plaisirs défendus, qu’une insouciance effroyable. D’autre part, le fameux système cellulaire n’atteint, j’en suis convaincu, qu’un but trompeur, apparent. Il suce la sève vitale de l’individu, l’énerve dans son âme, l’affaiblit, l’effraie, puis il vous présente comme un modèle de redressement, de repentir, une momie moralement desséchée et à demi folle. »

Sans aller jusqu’à dire qu’on sort aujourd’hui de prison comme une « momie moralement desséchée et à demi folle », on pourrait certainement répondre à Badinter qu’il n’y a pas non de corrélation avérée entre l’augmentation des prisons et la courbe de criminalité. Où plutôt il y en a une, mais pas celle qu’on voudrait. En 2016, le pays qui enferme le plus de monde, c’est les USA avec plus de 2 millions de détenus. Et celui qui possède le plus fort taux d’incarcération, c’est encore les USA, avec 666 détenus pour 100 000 habitants. En Occident, on présente volontiers la Chine comme une prison à ciel ouvert, mais en fait son taux d’incarcération est de 118, à peine plus que la France. Et le taux d’homicides volontaires ? Les Usa tournent à 6,5 meurtres pour 100 000 habitants, ce qui en fait un des pays « occidentaux » les plus violents, et la France autour de 1,35.

On ne sort pas meilleurs de la guillotine. Mais sort-on meilleurs de prison ? Et d’une manière générale, sort-on meilleurs d’une rencontre avec le système pénal français ? Suis-je un homme meilleur après avoir payé ma prune sur l’appli SNCF ? Les Français abolitionnistes se sentent-ils vraiment concernés de toute façon par le progrès moral des prisonniers ? N’attendent-ils pas plutôt que le châtiment les venge et fasse mal ?

Ce qu’on soupçonne derrière l’abolition moderne de la peine de mort, ce n’est pas du tout un élan humaniste, mais une subtilisation de la cruauté, une cruauté qui change, qui s’étend, mais qui se cache, qui a appris l’hypocrisie. On objectera que ce n’est pas si simple, et que la prison moderne, ce n’est pas non plus le bagne. C’est juste. Il faut quand même s’interroger sur la moralité de la sensibilité moderne occidentale, qui recule devant la mise à mort du criminel, mais pas devant le bombardement des innocents, dont la télévision nous donne chaque jour le spectacle. Parce que les mêmes qui célèbrent aujourd’hui l’abolition de la peine de mort offrent des chars, des avions et des bombes aux pires criminels du monde, et il serait intéressant de mesurer combien de personnes sont mortes en 2023 d’une balle ou d’une bombe française. On ne tue plus les criminels, on les arme. Quel progrès pour l’humanité !

Cesare Beccaria

Ci-dessous, un texte de Beccaria qui montre bien toutes ces ambiguïtés :

«Semblable aux fluides qui, par leur nature, se mettent toujours au niveau de ce qui les entoure, l’âme s’endurcit par le spectacle renouvelé de la cruauté. Les supplices devenus fréquents effrayent moins, parce qu’on s’habitue à leur horreur, et les passions toujours actives sont, au bout de cent ans, moins retenues par les roues et les gibets qu’elles ne l’étaient auparavant par la prison. Pour que le châtiment soit suffisant, il faut seulement que le mal qui en résulte surpasse le crime ; encore doit-on faire entrer dans le calcul de cette équation la certitude de la punition et la perte des avantages acquis par le délit. Toute sévérité qui excède cette proportion devient superflue et par cela même tyrannique. (…)

Quel homme assez barbare ne frissonnera pas d’horreur en voyant dans l’histoire combien loi de tourments, aussi inutiles qu’affreux, ont été inventés et employés de sang-froid par des monstres qui se donnaient le nom de sage ? Quel tableau ! l’âme même la moins sensible en serait émue. La misère, suite nécessaire ou indirecte de ces lois, qui ont toujours favorisé le plus petit nombre aux dépens du plus grand, force des milliers de malheureux à rentrer dans l’état de nature. Le désespoir les y rejette… (…)

À l’aspect de cette multiplicité de supplices, qui n’a jamais rendu les hommes meilleurs, j’ai cherché si, dans un gouvernement sage, la peine de mort était vraiment utile ; j’ai examiné si elle était juste. Quel peut être ce droit que les hommes s’attribuent d’égorger leurs semblables ? Ce n’est certainement pas celui dont résultent la souveraineté et les lois. Elles ne sont que la somme totale des petites portions de libertés que chacun a déposées ; elles représentent la volonté générale, résultat de l’union des volontés particulières. Mais quel est celui qui aura voulu céder à autrui le droit de lui ôter la vie ? Comment supposer que, dans le sacrifice que chacun a fait de la plus petite portion de liberté qu’il a pu aliéner, il ait compris celui du plus grand des biens ? La peine de mort n’est appuyée sur aucun droit ; je viens de le démontrer. Elle n’est donc qu’une guerre déclarée à un citoyen par la nation, qui juge nécessaire ou au moins utile la destruction de ce citoyen. (…)

L’intensité de la peine d’esclavage perpétuel substituée à la peine de mort a donc ce qui suffit pour détourner toute âme déterminée ; j’ajoute qu’elle a quelque chose en plus : très nombreux sont ceux qui envisagent la mort d’un œil tranquille et ferme, les uns par fanatisme, d’autres par vanité, qui presque toujours accompagne l’homme au-delà du tombeau, d’autres par désespoir et dans une ultime tentative soit de mettre fin à leurs jours soit de sortir de la misère ; mais ni le fanatisme, ni la vanité ne subsistent dans les fers et dans les chaînes, sous le bâton, sous le joug, dans une cage en fer, et les maux du désespéré ne prennent pas fin, mais ne font que commencer »

Beccaria, Des délits et des peines, chap. 27 et 28 (1764)

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