Fabriquer des briques avec Harun Farocki

« [Le travailleur aujourd’hui] n’est plus que le spectateur du résultat du fonctionnement des machines »- Gilbert Simondon

Portail de Dachau

« L’émancipation passe par le travail ! », a rappelé récemment la Ministre du Travail Catherine Vautrin (dont j’ai le regret de dire qu’elle est originaire de Reims), pour justifier la mise au travail d’un plus grand nombre de retraités, travail forcé et contraint par la réforme récente des retraites. Il y a à vrai dire une longue tradition de parodie comique de cette vérité hégéliano-marxiste, dont le fameux précédent, cyniquement gravé en lettres de fer sur les portails d’entrée des camps de concentration nazis, pour accueillir des esclaves voués à la mort: « Arbeit macht frei« , « Le travail émancipe ». Humour nazi, qui ne semble pas connaître les frontières en Europe. Signe aussi, soit dit en passant, que le communiste était bien l’ennemi à humilier et à détruire.

C’est hypocrite, évidemment, de parler du travail dans l’abstrait. Et travailler soi-même, ça ne suffit pas. Il faut voir le travail à l’œuvre, et dans une perspective longue, historique. Si possible. D’où l’intérêt de ce petit film d’Harun Farocki, Vergleich über ein Drittes/Comparaison via un tiers, qui faisait partie de toute une installation exposée à Vienne en 2007.

« Je veux proposer un film qui contribue au concept du travail. Qui compare le travail dans une société traditionnelle, comme par exemple en Afrique, dans une société d’industrie émergente, comme en Inde, et une société fortement industrialisée, en Europe ou au Japon. L’objet de la comparaison est le travail de construction de maisons. Des maisons d’habitation. » Le résultat est un petit film de 11 minutes, qui observe et compare la manière de fabriquer des briques sur différents continents.

On voit donc une briqueterie en Inde, dont les machines utilisées pour le moulage des briques datent encore des années 1930, du temps où Gandhi prônait un retour, d’ailleurs, aux méthodes traditionnelles de travail et de production. Il y a aussi une usine du Nord de la France, construite dans l’immédiat après-guerre, où travaillent des immigrés marocains. Les usines allemandes sont les plus high-tech : les hommes ont simplement disparu des plans, il n’y a plus que des machines automatiques. J’aime bien les Burkinabé, aussi, avec leur petit outil à bras, qui fabriquent les murs d’un dispensaire et d’une école.

C’est frappant comme le travail change avec sa mécanisation. Un progrès ? Difficile de regretter le temps où l’on portait les briques sur la tête sur les chantiers. Pour autant, « le progrès n’est qu’un élan vers le pire », notait Cioran. D’ailleurs, le chantier indien n’est pas un chantier ancien, puisque les murs que ces indiennes s’échinent à élever, ce sont les grands buildings de la moderne Mumbai. Peut-être les machines ne deviennent-elles nécessaires que pour résoudre des problèmes d’échelle ?

On le voit, on passe, dans l’histoire, de l’outil à la machine. L’outil n’est qu’une extension de la main : il en imite les mouvements naturels, il les perfectionne même. Au contraire, la machine introduit les mouvements mécaniques, simples, répétitifs. On s’abrutit, avec des machines. Quand on voit ce malheureux contrôleur dans l’usine allemande, bien seul avec les signaux de commande, on se dit qu’il s’emmerde un peu, et on repense à ce petit texte de Gilbert Simondon que je glisse en dessous. De travailleur manipulateur d’outils, nous devenons de simples « spectateurs » d’un processus de fabrication. Enfin, c’est la tendance. De producteur, on devient contrôleur. La machine ne remplace pas vraiment l’homme au travail, elle le ravale au rang de simple surveillant. Et surveillant de machines. C’est un peu triste.

« La frustration de l’homme commence avec la machine qui remplace l’homme, avec le métier à tisser automatique, avec les presses à forger, avec l’équipement de nouvelles fabriques ; ce sont les machines que l’ouvrier brise dans l’émeute, parce qu’elles sont ses rivales, non plus moteurs mais porteuses d’outils ; le progrès du XVIIIe siècle laissait intact l’individu humain parce que l’individu humain restait individu technique, au milieu de ses outils dont il était centre et porteur. Ce n’est pas essentiellement par la dimension que la fabrique se distingue de l’atelier de l’artisan, mais par le changement du rapport entre l’objet technique et l’être humain : la fabrique est un ensemble technique qui comporte des machines automatiques, dont l’activité est parallèle à l’activité humaine : la fabrique utilise de véritables individus techniques, tandis que, dans l’atelier, c’est l’homme qui prête son individualité à l’accomplissement des actions techniques. Dès lors, l’aspect le plus positif, le plus direct, de la première notion de progrès, n’est plus éprouvé. Le progrès du XVIIIe siècle est un progrès ressenti par l’individu dans la force, la rapidité et la précision de ses gestes. Celui du XIXe siècle ne peut plus être éprouvé par l’individu, parce qu’il n’est plus centralisé par lui comme centre de commande et de perception, dans l’action adaptée. L’individu devient seulement le spectateur des résultats du fonctionnement des machines, ou le responsable de l’organisation des ensembles techniques mettant en œuvre les machines. C’est pourquoi la notion de progrès se dédouble, devient angoissante, et agressive, ambivalente ; le progrès est à distance de l’homme et n’a plus de sens pour l’homme individuel, car les conditions de la perception intuitive du progrès par l’homme n’existent plus. »

G. Simondon (1924-1989), Du mode d’existence des objets techniques

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