Le summer body, un corps kitsch

Chaque été se dessine partout un parallélogramme du vide : plage, cocktail, boite de nuit, plage. Les plus instruits – ceux qui écoutent France culture, dans la voiture, en allant « à la salle » – y feuilletteront sans doute le dernier Marc Levy (s’il n’est pas mort) et méditeront avec gravité sur l’absurdité de l’existence (des autres) avec Frédéric Lenoir (s’il est vivant). Certains savent même tout de la géopolitique internationale grâce aux éditos experts tricotés par grand-mère Brice Couturier.

Le summer body, c’est le corps requis par ce diagramme du vide. C’est un anti-corps, trainé dans un anti-monde.

Ah mais non, c’est un beau corps, il est canon le BG, elle est trop bonne la meuf ! « La beauté est relative, monsieur », insistent les adolescents mal à l’aise dans leur corps. A voir défiler les stories instagram, elle est plutôt stéréotypée, votre beauté. Photoshop style. Mais c’est quoi, en fait, la beauté d’un corps ? C’est quoi, un corps beau ?

Suggestion : le corps que tu veux, il n’est pas beau du tout. Corps d’exhibition, il s’étale volontiers sur du papier glacé. L’adolescent le punaise au mur où il pend comme un cadavre au gibet. Corps plat de poster boys and girls, sans forme ni matière. Même pas l’honneur d’être un gouffre. Au terme d’une guerre enragée contre les calories vides, sa gloire est de finir dans la chambre froide d’une story instagram, pour y exciter quelques adolescents prépubères et jeunes filles frigides. Esthétiquement, il est au corps, au vrai corps, ce que le twerk est à la danse et Michel Onfray à la philosophie.

Ce corps n’est pas beau. Il est pompeux, clinquant, flashy. Ce corps, c’est un corps kitsch.

« Vous êtes simplement jaloux, monsieur ». Aurais-je donc moi aussi … le seum ? L’hypothèse se tient. Le goût, c’est un truc subtil. Alors un terrain solide, en matière d’esthétique, c’est l’histoire. Ne pas décrire seulement ses impressions, mais les adosser à l’histoire de l’art. Comme un ivrogne s’appuie contre un mur.

Le kitsch, c’est d’abord la camelote produite en masse dans les fours de l’industrie moderne depuis 150 ans sur les cendres fumantes du raffinement aristocratique. La bourgeoisie, qui veut étaler sa puissance sur la scène de la vie quotidienne au XIXe siècle, n’a pas la profondeur de goût que causent les privilèges odieux d’une classe aristocratique : quand on a fait fortune en vendant du jambon, on n’a pas la subtilité de goût d’un homme de vieille souche, dont les ancêtres ont fait fortune en pillant Constantinople. Le « nouveau riche » est comme un nouveau né qui découvre la culture : aucune vieille tradition familiale n’a patiné son goût encore grossier. Les objets que la bourgeoisie achète et demande sont criards, pompeux, vulgaires.

Verkitschen, en allemand, c’est « vendre au rabais » : culture au rabais, donc, que les bombardiers du capitalisme culturel lâchent partout désormais sur le globe pour y exploser toute trace de culture authentique. Ce « vite fait bien fait » du kitsch, c’est l’esthétique qu’on retrouve dans les photos de mode, la littérature à l’eau de rose, les couvertures de magazine et la publicité, le soap opera sur Netflix, les poèmes d’instagram, le cinéma hollywoodien, et même Top Gun 2. Ce n’est pas vraiment de l’art, mais une imitation de l’art. Et ça n’imite pas le processus artistique, le long et laborieux processus vers le réel dont la vérité et la beauté ne sont que le couronnement. Non, ça imite juste l’effet. Vite fait.

Comme ce kitsch, cette culture au rabais, est le produit d’hommes sans fond ni créativité, leur principale occupation est forcément le pillage, le pillage de ce qui a déjà été fait. Le kitsch ne crée pas grand chose, il imite les effets de ce qui a été créé avant lui et par d’autres que lui. Il imprime la Joconde sur un sac Vuitton. Culture d’un public sans culture, idée qu’on comprend sans penser. D’un coup d’un seul, ça fait son effet : ça tape à l’œil, ça claque.

Le summer body, c’est le corps qui claque, pompeux et tape à l’œil, c’est de la camelote : c’est kitsch.

Boloss de plage et girl en string ficelle veulent ça, un corps de pacotille. Être de la came, soi-même, de la camelote.

Comment peut-on vouloir un truc pareil ? Comment peut-on vouloir être de la came ?

Sébastien Bucseneanu, écrivain rémois fameux, me faisait lire il y a peu les remarques de Clement Greenberg sur l’avant-garde et le kitsch (voir Greenberg Clement. Art and culture, Critical essays. Boston : Beacon Press, 1961, ou lire en ligne ici). Et puis il m’a forcé à lire aussi Quelques remarques à propos du kitsch de Hermann Broch. Tout ça met sur la voie de la compréhension, mais seulement sur la voie. Un problème, on doit le résoudre tout seul.

Le kitsch, dit Greenberg, c’est en fait la culture qui s’adresse à un nouveau genre de population, la population des villes industrielles, bourgeois et prolétaires. Population mobile déracinée pour qui la culture populaire, produite dans les champs de l’ancienne paysannerie, a perdu sa valeur. Mais comme ils s’ennuient et que le travail quotidien les vide, un marché s’est ouvert : le divertissement pour citadins épuisés. Tout doit y être reconnaissable immédiatement, d’un coup d’œil. Tape à l’œil. Clinquant. Un Picasso est énigmatique, ça dit quelque chose, mais faut fouiller dans l’œuvre. Le kitsch c’est l’inverse. Une série kitsch accumule les clichés, étale les bons sentiments, confirme tout ce qu’on croit déjà savoir : divertissement pour gens épuisés. L’important, après avoir vu une série télé, c’est que le spectateur puisse se dire : « Ouf, encore ce soir, il ne s’est rien passé ». La vie peut continuer, aussi nulle qu’avant. Rituel.

Ce kitsch qui se consomme est produit mécaniquement : il n’a aucune trace de vie antérieure, il est né d’hier, il est normal et sans histoire. Comme deux tables IKEA aussi fonctionnelles l’une que l’autre et qui se ressemblent. C’est ça un corps kitsch : un corps sans histoire, sans cicatrice, sans gras, un corps faux. De la came, qui casse au premier coup de vent. « Le kitsch est le résumé de tout ce qui est faux dans le quotidien de notre époque », dit Greenberg. C’est une imitation, ça imite l’art vrai, les effets de l’art vrai, ça fait « comme si », mais c’est du toc. Un corps toc.

« L’art naît des pressentiments du réel et c’est eux seulement qui le font s’élever au-dessus du kitsch » (Broch, p.27) Ce sens du réel, c’est la patience devant l’objet qu’on peint ou qu’on chante, pour approfondir son être, le métamorphoser en énigme. Et peut-être, à la fin, si on a de la chance, de tout ce travail d’approfondissement naîtra quelque chose de beau. Le kitsch, au contraire, veut l’effet tout de suite, c’est l’effet qui compte, c’est ça qui claque. Corps kitsch, corps d’effet. Le beau en 3 leçons, immédiatement, d’un coup. Le beau sans fond.

Greenberg autant que Broch soulignent le lien historique entre le kitsch et le fascisme. Hitler aimait le kitsch parce qu’il détestait la culture, le raffinement culturel, la profondeur. C’est pas du tout que l’art véritable soit critique. C’est qu’il est vrai, et que le vrai est une menace décisive pour le faux. Comme un coup de canon. C’est parce que le kitsch, art sans fond, clinquant et tape à l’œil, est un étalage de puissance : c’est brutal. « Une chrétienté dont les prêtres sont contraints de bénir des canons et des tanks frôle le kitsch exactement d’aussi prêt qu’une poésie qui vise à chanter les louanges de la maison régnante tant aimée ou du Führer tant aimé », écrit Broch (p.30).

Broch est clair : le kitsch, c’est une névrose, un art de névrosé (il veut dire de psychotique en fait, mais bon). Le kitsch « impose à la réalité une convention absolument irréelle et l’y fait entrer de force ». C’est la brutalité du beach boy qui impose de force à son corps le délire de son imaginaire. Il frappe son corps pour qu’il perde toute signification, qu’il ne soit plus qu’étalage clinquant et tape à l’œil, un poster à punaiser au mur pour y pendre comme un cadavre au gibet, un cadavre au gibet. Ou la promesse rarement satisfaite d’une bonne baise. Parce qu’il n’y a pas d’amour dans un corps kitsch. Le kitsch, c’est l’effet qui tombe à plat. C’est pour ça que ça fait rire.

Ceci dit sans méchanceté.

Quand l’artiste regarde le corps, un corps vu par l’artiste, c’est un corps et une énigme. Quand Egon Schiele peint des corps amoureux, une étreinte, pourquoi est-ce un art authentique ? J’en sais rien. Regarde ce corps, regarde ce plan. Ce corps c’est le tien, déjà capable de toute la tendresse du monde. Anti-narcisse. Regarde ce corps c’est le tien, regarde tout ce dont il est capable. Et toi tu n’en fais rien. Tu veux un corps kitsch. Quand Schiele peint des corps, il peint quoi ? Pourquoi c’est beau ? L’énergie de corps amoureux ? L’étreinte c’est la sensation. La sensation c’est l’expérience que tu fais quand tu t’écartes et que tu laisses quelque chose entrer. Le corps c’est la sensation. Le beau corps c’est la bonne sensation. Comment on rend beau son corps ? En le rendant kitsch, ou en le rendant vrai ? Vrai et amoureux ? Dans un beau corps, il y a une antenne à tout capter, un truc qui frissonne au moindre souffle.

Idées que j’ai eu en dessinant ce Schiele. Quand on reproduit l’œuvre d’un artiste authentique, et pas un poster de merde, on découvre une profondeur, on échappe au kitsch. En imitant un geste, on en comprend quelque chose.

Summer body, corps kitsch ? corps de came ? Quelle violence les hommes font-ils à leur corps pour le rendre insensible et que rien ne le perce…

PYD

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