Mise à mort du travail et aliénation

Quand on parle de « travail », les plus jeunes fantasment un peu. Sans nier qu’on puisse à l’occasion « s’épanouir au travail » – il y a sûrement quelques juges qui trouvent dans leur métier une bonne occasion de satisfaire de leurs pulsions sadiques -, le boulot est généralement vécu comme une perte de temps, du temps perdu. Un sacrifice de son temps. Auquel certains consentent avec fatalisme dans l’espoir secret de faire dorer leurs fesses fatiguées sur une plage des Canaries pendant leurs quelques années de retraite. Le travail serait plus « aliénant » qu’épanouissant. Aliénant ?

Le mot est aujourd’hui un peu galvaudé et employé à toutes les sauces. Littéralement, l’aliéné est celui qui n’est plus ce qu’il est. Il n’est plus lui-même, il est un autre, il se prend pour un autre. Le modeste employé de bureau russe qui se prend pour le Roi d’Espagne (aka Proprichtchine). Je passe sur les finesses conceptuelles et les problèmes de traduction. Parce que le concept vient de Georg Hegel, et qu’il a été repris dans un sens particulier par Karl Marx en particulier dans ses fameux Manuscrits de 1844, et que le français traduit en fait 2 mots allemands : Entäußerung, et Entfremdung. Je laisse les germanistes se pencher sur le problème, je m’en tiens au sens courant. L’idée serait donc que quand on travaille, on n’est pas soi, on est un autre, et même un peu fou, schizophrénique.

Mais est-ce que ce n’est pas une situation générale ? Quand est-on vraiment soi-même ? A un grand dîner de famille, il faut se taire si on ne veut pas que les cousins s’empoignent. Toutes nos relations sont ritualisées, il faut prendre des poses, faire des saluts et des poignées de main qui ne sont pas toujours sincères. Quand sommes-nous spontanés, en société ? « On ne peut être vraiment soi qu’aussi longtemps qu’on est seul » disait cette baudruche de Schopenhauer. En quoi le travail aliénerait-il plus que le reste ? Et puis ça veut dire quoi « être soi-même » ? Comment pourrait-on ne pas l’être ? C’est quoi cette histoire ?

Je note d’abord tout de même que notre retraité qui cuit aux Canaries n’est pas tellement « lui-même ». Car il est bien certain qu’il y a un siècle, ça n’existait pas, « un retraité français qui bronze sur une plage aux Canaries ». Pour qu’un tel type d’homme existe, il faut beaucoup de choses qui passent au-dessus de la tête du retraité: d’abord, qu’il y ait des retraites (ce qui, si mes informations sont correctes, n’est plus tout à fait garanti), donc une organisation du travail et une définition officielle du temps de travail, puis un avion entre Marseille et les Canaries, donc une compagnie aérienne et des employés qui cotisent pour leurs retraites (parce qu’ils croient encore qu’ils vont la toucher), et puis des agences de pub pour faire l’apologie d’une vie passée à faire cuire ses fesses fatiguées sur une plage des îles Canaries. L’homme moderne est une création moderne, avec un corps moderne et des rêves modernes. Il faut tout un monde et toute une histoire pour créer ce truc étrange: le retraité français sur une plage des Canaries. Créature de tout un monde, du monde et de son spectacle, en quoi est-il « lui-même »? Alors peut-être va-t-il « spontanément » tout seul vers sa chaise longue. Mais les fous aussi sont « spontanés ».

Jean-Robert Viallet a sorti un assez bon film en 2009, La mise à mort du travail, en 3 parties. Malheureusement, ce n’est plus en libre accès sur YouTube, mais on doit pouvoir le trouver ailleurs. Le second, appelé Aliénation, est entièrement filmé dans les locaux de la société Carglass. On rit, mais un peu noir. C’est une bonne première approche de ce qu’a de si caractéristique et déterminante l’aliénation dans le travail, c’est-à-dire dans la manière moderne de travailler.

La mise à mort du travail, partie 2: Aliénation (Jean-Robert Viallet, 2009)

L’extrait suffit à entrevoir une partie du problème. D’abord, le pauvre bougre qui travaille au call-center de Carglass n’est pas lui-même, mais certains y croient. Mais les tripes disent le contraire. La contradiction est là, entre l’enthousiasme affiché dans son travail, et le corps qui vomit l’angoisse. Délirant, mais d’un délire organisé, produit par l’entreprise : le management, l’art de rendre les salariés « performants » – il paraît qu’on met parfois de la musique aux vaches pour qu’elles produisent plus de lait – crée le saint esprit d’entreprise. Il ne me demande pas seulement de travailler, mais d’aimer mon travail. D’y croire. Mais peut-on théoriser tout ça un peu plus ?

C’est ce qu’a fait Marx, déjà quand il était jeune, celui des Manuscrits de 1844 : il a 26 ans quand il écrit ça :

« Nous partons d’un fait économique actuel.

L’ouvrier devient d’autant plus pauvre qu’il produit plus de richesse, que sa production croit en puissance et en volume.

L’ouvrier devient une marchandise d’autant plus vile qu’il crée plus de marchandises. La dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses. Le travail ne produit pas que des marchandises ; il se produit lui-même et produit l’ouvrier en tant que marchandise, et cela dans la mesure où il produit des marchandises en général.

Ce fait n’exprime rien d’autre que ceci : l’objet que le travail produit, son produit, l’affronte comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s’est fixé, concrétisé dans un objet, il est l’objectivation du travail. L’actualisation du travail est son objectivation. Au stade de l’économie, cette actualisation du travail apparaît comme la perte pour l’ouvrier de sa réalité, l’objectivation comme la perte de l’objet ou l’asservissement à celui-ci, l’appropriation comme l’aliénation, le dessaisissement.

Toutes ces conséquences se trouvent dans cette détermination : l’ouvrier est à l’égard du produit de son travail dans le même rapport qu’à l’égard d’un objet étranger. Car ceci est évident par hypothèse : plus l’ouvrier s’extériorise dans son travail, plus le monde étranger, objectif, qu’il crée en face de lui, devient puissant, plus il s’appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. Il en va de même dans la religion. Plus l’homme met de choses en Dieu, moins il en garde en lui-même. L’ouvrier met sa vie dans l’objet. Mais alors, celle-ci ne lui appartient plus, elle appartient à l’objet. Donc plus cette activité est grande, plus l’ouvrier est sans objet. Il n’est pas ce qu’est le produit de son travail. Donc, plus ce produit est grand, moins il est lui-même.

L’aliénation de l’ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, et devient une puissance autonome vis-à-vis de lui, que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile ou étrangère. »

K.Marx, Manuscrits de 1844 

Alors, c’est quoi cette « aliénation » ? En quoi le travail serait-il plus aliénant que le reste ? Contentons-nous ici de quelques suggestions, de quelques remarques sur le texte.

Ce à quoi pense Marx, c’est ça: être aliéné, ce n’est pas simplement être autre que soi. C’est se coucher devant sa propre création. Comme un fétiche de bois qui m’imposerait sa loi, alors que c’est moi qui l’ai taillé. Les hommes se fabriquent leur propre idole: ils créent inconsciemment la force qui les opprime. L’aliénation, c’est ne pas voir que la force qui m’opprime est la produit de ma propre activité.

Le « travail ». Créer. Mettre sa vie, son sang dans sa création. Ce qui caractérise le travail, c’est qu’on y met sa vie. Ce qui caractérise le travail moderne, c’est que cette vie, on s’en vide, on la met au service d’un autre. Ce qu’on a de plus beau, on le cède à un autre. Le travail moderne, c’est mettre sa vie et son sang dans des conneries. Dans le travail que me commande un autre. Pas moi, pas ma nécessité. Celle d’un autre. Et voir cette vie, ma vie, l’énergie que j’ai mise à vivre et à créer quelque chose, se retourner contre moi, et m’imposer sa loi. C’est évident : plus je donne de l’argent à Mc Do, plus je renforce Mc Do. Et plus Mc Do est en mesure de m’imposer sa force et sa loi. Mc Do, Google, Amazon. Le monde que je paye se dresse contre moi, comme une force qui m’est étrangère, alors même que c’est moi qui la crée.

Un monde aliéné est un monde de fous.

Laisser un commentaire