« Baise ton prochain », l’Évangile du jour ?

A voir les valeurs du moment, la morale du jour, on est forcément surpris. L’argent, c’est ce que tout le monde veut. L’enrichissement personnel, c’est le but, même l’école y prépare. Les héros d’aujourd’hui ? Capitaines d’industrie, sorciers de la finance. Que ça ruisselle dans mes poches. Et s’il faut que des enfants meurent dans des mines du Congo pour que j’ai un smartphone, en quoi ça me regarde ? « Ils ont qu’à changer de métier ! » Chez Molière, l’avarice est un vice. Aujourd’hui, c’est la loi de l’économie. Alors c’est quoi, le nouvel Évangile du jour, la nouvelle table de la Loi du capitalisme ? « Baise ton prochain » ? Bien vu, Dany-Robert Dufour.

En fait, Dufour s’intéresse à un célèbre auteur du XVIIIe siècle, dont les livres ont été condamnés et brûlés à Paris, à Londres et dans toutes les capitales d’Europe : Bernard de Mandeville, Man-Devil, l’homme du démon. Son ouvrage majeur, c’est la Fable des abeilles, publiée en 1714, dont la morale finale était tout un programme : « Les vices privés font les vertus publiques ». L’égoïsme, c’est socialement utile… Autrement dit : la société la plus « florissante », la plus riche, c’est celle des salauds !

La fable est courte (et d’un anglais un peu pénible). Elle met en scène une ruche très florissante, mais où beaucoup d’abeilles se plaignent de l’immoralité qui y règne. Un Dieu satisfait les plus moralisatrices, et transforme la ruche en une société vertueuse : plus de crimes, plus de libertins, plus de corruption. Conséquence ? La ruche s’appauvrit et dépérit.

Par exemple, faut-il vraiment condamner la corruption ? Mais le juge corrompu, il s’enrichit, et s’enrichissant, il s’achète de beaux vêtements, une belle voiture, il fait des voyages, bref, il « fait marcher l’économie », il donne du travail à l’industrie du luxe, il crée de l’emploi ! Et la prostitution ? Mais c’est super ! Ça donne de l’emploi à des jeunes filles bonnes à pas grand- chose, et puis ça permet aux hommes un peu vicieux de laisser en paix les dames de la haute, en déchargeant leurs pulsions sexuelles sur les petites professionnelles du peuple. Il paraît que de plus en plus de jeunes filles, aujourd’hui, payent leurs études par la prostitution ou grâce à leurs abonnés sur OnlyFans, qu’elles alimentent en photos qui ma foi auraient sûrement choqué même une prostituée du XIXe siècle. Tout se perd.

J’imagine que c’est un raisonnement de ce genre qui a conduit l’INSEE depuis 2018 à introduire le trafic de drogue dans le calcul du PIB. Mais pas la prostitution. Je me demande pourquoi, après tout si la drogue contribue à la richesse nationale, pourquoi pas les maquereaux? Le crime, finalement, ça donne du boulot à plein de monde, ça fait marcher les usines : c’est ça, la vraie théorie du ruissellement !

Un point passionnant du propos de Dufour, c’est quand il signale qui, à notre époque, a réhabilité Mandeville. Parce que Mandeville, plus personne ne le lisait vraiment. Jusqu’à ce que Friedrich Hayek, le grand maître à penser de l’économie libérale, fondateur de la société du Mont Pèlerin en 1947, en fasse son héros. C’est parce qu’il a trouvé dans les ouvrages de Mandeville … les principes de l’art de la politique appelée (à tort) néo-libérale (voir vers 12 min) ! Mandeville, dit Dufour, c’est la base de la politique dont avait besoin l’essor du capitalisme.

C’est clair ! L’avarice, la pingrerie, l’idolâtrie de l’argent, enfin tous les vices économiques que Molière ou La Fontaine détruisent dans les livres qu’on étudie à l’école, ce sont les valeurs héroïques des temps modernes ! Bon, mais il ne faut pas non plus tout à fait le dire. Les gens en secret brûlent l’encens et la myrrhe sur l’autel de l’égoïsme sans frein. Est-ce que ce n’est pas ça qui anime toute notre économie ? La guerre de tous contre tous ? « Guerre économique »… Mais quelle est la différence entre brûler directement un magasin, et en ruiner méthodiquement le propriétaire selon les règles courtoises de l’économie moderne ? Égoïsme tranquille, mais qui ne veut pas voir en face qu’il est aussi un assassin : le capitalisme tue, mais ne veut jamais ni voir ni s’attribuer ses morts.

Pour qu’une société libérale soit possible, il faut que ses membres, vous et moi, se livrent sans trop de honte et tout entier à leurs pulsions les plus égoïstes : faire de tous des mercenaires, des « salariés ». Mais il ne faut pas non plus sombrer dans le chaos : pour qu’une vie sociale soit possible, il faut tout de même que par moments cet égoïsme soit réfréné. Mais pour quelle raison un égoïste accepterait-il de modérer son égoïsme incendiaire ? Il faut bien … lui donner quelque chose en échange ! Voilà la réponse de Mandeville : le cœur d’une politique libérale, c’est de flatter la population, de lui donner « bonne conscience ». Il faut dire que les hommes n’aiment pas, en fait, « baiser leur prochain » (en général)… Alors il faut à la fois qu’un homme travaille, disons, pour l’industrie de l’armement, mais aussi qu’il en soit moralement content. Son job ? Fabriquer les balles qui vont fracasser la tête d’un enfant yéménite. Mais moralement, ça va : il faut bien des armes … pour se défendre !

Ah… Ce n’est que ça, la politique ? L’art de créer des névrosés, des criminels qui ne veulent pas voir leurs crimes, sans qu’ils s’entretuent ? L’art de tirer son épingle du jeu dans un chaos qu’on a soit même créé ? Du pur cynisme, la politique ? Plus exactement, une telle politique aurait-elle vraiment de l’avenir ? Mandeville a-t-il vraiment une vision exacte des hommes, exacte et surtout complète ?

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