Des sociétés contre l’État ?

Grands criminels ou petites frappes, voyous résolus ou impulsifs malgré eux, crapules sordides ou opposants politiques, il y a actuellement dans le monde 11 millions de personnes en prison. Dont un cinquième (2 millions) sont enfermées dans ce havre démocratique que sont les USA. Les États-Unis, c’est le plus gros taux d’incarcération au monde, et de loin : 639 prisonniers pour 100 000 habitants. C’est deux fois plus que dans la Fédération de Russie. Et en Chine, ce vaste camp de concentration à en croire la presse occidentale ? 119… Le modèle de « l’État démocratique », champion toute catégorie de l’incarcération.

On est habitué à cette violence d’État, on est né avec, on la justifie même. « Il faut bien enfermer le criminel ! » En tout cas, il faut rendre justice, c’est sûr. Dans les milieux savants, on reprend la définition que le sociologue Max Weber donnait de l’État : « L’État, c’est ce qui a le monopole de la violence légitime. » Si moi j’enferme quelqu’un, c’est de la séquestration. Si l’État m’enferme, c’est une incarcération. Ah ? Du coup la police d’État a le droit de violer légitimement la population ? Définition débile de l’État que tous les cyniques ânonnent depuis un siècle, parce que ça les arrange de le croire. En tout cas, l’État, c’est violent. Cette violence, c’est une perversion de l’État, ou c’est son essence même ? C’est possible d’avoir un État sans sa violence ?

Alors on comprend l’anarchisme, quand même. Être anarchiste, ce n’est pas brûler des voitures et briser les vitrines des banques. Ou pas que. C’est d’abord lire Bakounine, Proudhon, Kropotkine, déjà. Pour les classiques. L’anarchiste honore ses classiques. « Ni Dieu ni maître »… mais on a ses maîtres à penser. Incohérent ? Peut-être, en tout cas probité intellectuelle. Parce que si l’anarchiste dit : « il n’y a pas d’autorité légitime », il reconnaît au moins l’autorité de la vérité, et de ses classiques. Et de ses mots d’ordre.

La destruction de l’État et ses prisons, c’est sûrement le premier idéal de l’anarchiste. Faut dire, est-ce que c’est très naturel, cette organisation hiérarchique des populations ? Ce pouvoir que des institutions d’État exercent sur nous, et aimeraient bien exercer librement, c’est-à-dire sans qu’on moufte, c’est normal ? Quand on est ensemble, y en a toujours un ou deux pour jouer au petit chef, pour la ramener, pour donner ses consignes sinon ses ordres. Obéir ? Le faire taire ? Principe de base de l’anarchie : tout pouvoir est une maladie. Maladie du petit chef et maladie du larbin. L’État : une cascade de petits cons ? Et le pouvoir n’est pas imaginaire : cinq types se réunissent dans un bureau du ministère, et c’est 60 millions de personnes qui sont confinées (incarcérées ?) pendant plus deux mois !

Bakounine résume, dans son petit bijou de 1882, Dieu et l’État : « En un mot, nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincus qu’elles ne pourront tourner jamais qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie. Voilà dans quel sens nous sommes réellement des anarchistes. »

Ça, c’est une facette de l’État : pouvoir permanent et coercitif qui s’impose à toute la population qu’il domine, et qui semble toujours tourner à l’avantage d’une minorité. Les individus meurent, l’État demeure. L’État, service publique qui œuvre à l’intérêt général, ou organe de coercition qui soumet la majorité à une minorité de voyous ?

Les anarchistes voient loin : ils ont un projet. Mais en fait, on dirait une utopie, une invention de rêveurs, une construction intellectuelle qui ne repose sur rien de réel. On se dit toujours : « Que serait-on sans police ? » Sûrement tous armés et réunis en gangs. La féodalité, quoi. « L’Ancien Régime ». Oui mais. Les sociétés humaines ont-elles vraiment toujours été dominées par des États ? C’est vrai, que les gens ne peuvent pas vivre ensemble sans un pouvoir permanent et coercitif qui empêche « la guerre de tous contre tous », comme dit Hobbes ?

En fait, non. Y a l’utopie, mais y a l’histoire aussi. Y a les faits. Les sociétés « primitives » comme dit l’ethnologue qui les étudie (en fait, les sociétés que l’Occident étudie avant colonisation) n’ont pas d’État. Et ce n’est pas qu’elles n’ont pas découvert cette invention, aussi géniale que la roue et la bombe à hydrogène. Non, c’est qu’elles n’en veulent pas, de l’État. La société sans petit chef. « Quoi ! On peut vivre sans petit chef ?! » C’est ce que montre Pierre Clastres, très célèbre anthropologue parti étudier les Guayakis du Paraguay, les Guaranis du Brésil, les Chulupis du Chaco (grande région qui s’étend entre Argentine, Bolivie, Brésil et Paraguay), les Yanomamis du Venezuela, des populations amérindiennes qui aujourd’hui encore conservent leur organisation sociale à l’intérieur même des pays qui les enserrent. Son livre, son petit chef d’œuvre : La société contre l’Etat (1974, Ed. de Minuit).

Les populations « primitives », en fait, c’est des sociétés d’anars ?? Écoutez le plutôt.

Alors, qu’a-t-il découvert d’étonnant, ce Clastres ? Les sociétés modernes, « occidentales » ont deux principes : (1) Il faut un État (sinon c’est le chaos), (2) Il faut travailler (sinon c’est la famine). Eh bien, il découvre que dans ces sociétés sans État ni travail obligatoire, ce n’est… ni le chaos, ni la famine.

Alors ce n’est pas qu’il n’y a pas de chef. Mais ce chef n’a pas de pouvoir, dit Clastres. Le « cacique », c’est un chef sans pouvoir, et c’est ça qu’il est difficile de comprendre. En quoi est-ce un chef, s’il ne peut pas imposer sa volonté aux autres ?

Guarani de la région de Parati, Brésil (Archive personnelle)

Le cacique, dit Clastres, c’est le politique. Et le politique, c’est la négation du social. Mais le social a besoin de ce négatif pour se conserver lui-même. Le cacique est une négation de la société guaranie, mais la société a besoin du cacique. Pourquoi négatif ? Parce que la société, dit Clastres, c’est l’échange. Mille personnes qui se croisent dans une station de métro, ça ne fait pas une société. Qu’elles discutent, qu’elles échangent des mots et des idées, un collectif commence à apparaître. Une société, c’est des gens qui s’échangent des mots, des biens, des femmes. Et le cacique ? Il accapare. Les mots, parce qu’il fait de longs discours, et les autres écoutent patiemment. Les biens, parce qu’il est plus riche. Les femmes, parce qu’il en a plein (et c’est pas facile tout le temps). La société échange, le politique monopolise.

Mais à quoi sert-il, ce cacique sans pouvoir ? Deux personnes ont un litige. Avant d’en venir aux mains, on va voir le cacique. Alors il examine objectivement l’affaire ? Il juge ? Non. Il dit « réconciliez-vous, réconciliez-vous ! », mais il ne peut pas grand chose de plus. On dirait un prof dans une salle de classe. Et s’ils ne veulent pas ? Eh bien tant pis. La société explose. Les hommes peuvent vivre ensemble sans pouvoir coercitif qui les y oblige ? Oui : il suffit de les rappeler régulièrement à l’union. C’est le rôle principale du cacique. Et quand un cacique commence à jouer au petit chef, la société lui rappelle qui est le chef, c’est-à-dire elle. Le célèbre chef Apache Geronimo, au cœur du XIXe siècle, s’était acquis un prestige immense, nous dit Clastres, en menant des raids de vengeance contre les Mexicains et les États-uniens. Mais quand il voulut donner au conflit une tournure plus grande, une lutte véritable contre l’oppresseur, les Indiens lui tournèrent le dos : ils refusèrent de laisser le pouvoir à une sorte d’organe permanent en charge de la stratégie militaire.

Faut dire, derrière ces études de Pierre Clastres, il y a la vieille lutte des anarchistes contre le marxisme et le communisme. Mais c’est bien quand même, parce que la lutte est transposée du côté de l’observation scientifique. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas aussi de l’idéologie, c’est-à-dire en somme, un inconscient politique qui biaise la question scientifique. Par exemple, la cible de Clastres, en fait, c’est l’Union Soviétique. C’est quoi pour lui, l’URSS ? C’est une révolution qui a aboli les classes sociales, mais qui conserve l’État comme pouvoir permanent dirigé par le Parti Communiste et au service des travailleurs. Que s’en est-il suivi ? Selon Clastres, la réapparition d’une bourgeoisie d’État, nouvelle classe exploitatrice du travail des prolétaires. La révolution soviétique ne serait pas allée assez loin : elle aurait aboli les classes, mais pas le pouvoir.

Vraiment ? Mais qu’appelle-t-il alors « exploitation » ? Dès qu’un travail est socialement organisé, il y a exploitation ? Les hommes étaient-ils traités comme des bombyx mori, pour reprendre le célèbre exemple de Marx ? Et puis le « pouvoir », c’est quoi en fait ? C’est vraiment un problème d’obéir à celui qui en sait plus que moi ? Le pouvoir de l’entraîneur, c’est un problème ? Le problème n’est-il pas plutôt quand un homme utilise son pouvoir à son avantage personnel ? A qui profite le pouvoir du médecin, au médecin ou au malade ? Et les hommes se feraient-ils vraiment arracher des dents, si le médecin n’avait pas un peu d’autorité, de légitimité, enfin qui truc qui pourrait me faire consentir à sacrifier quelque chose ? En fait, l’État, le pouvoir d’État, ce n’est que ça, un pouvoir coercitif ? Rien de plus ?

Allez, bonus, extrait.

Pierre Clastres et les sociétés « primitives » indiennes d’Amérique

« Les sociétés primitives sont des sociétés sans État […]

Si l’on entend par technique l’ensemble des procédés dont se dotent les hommes, non point pour s’assurer la maîtrise absolue de la nature (ceci ne vaut que pour notre monde et son dément projet cartésien dont on commence à peine à mesurer les conséquences écologiques), mais pour s’assurer une maîtrise du milieu naturel adaptée et relative à leurs besoins, alors on ne peut plus du tout parler d’infériorité technique des sociétés primitives : elles démontrent une capacité de satisfaire leurs besoins au moins égale à celle dont s’enorgueillit la société industrielle et technicienne. C’est dire que tout groupe humain parvient, par force, à exercer le minimum nécessaire de domination sur le milieu qu’il occupe. […] Ce qui surprend chez les Eskimo ou chez les Australiens, c’est justement la richesse, l’imagination et la finesse de l’activité technique, la puissance d’invention et d’efficacité que démontre l’outillage utilisé par ces peuples. […]

Deux axiomes paraissent guider la marche de la civilisation occidentale, dès son aurore. Le premier pose que la vraie société se déploie à l’ombre protectrice de l’État ; le second énonce un impératif catégorique : il faut travailler. Les Indiens ne consacraient effectivement que peu de temps à ce que l’on appelle le travail. Et ils ne mouraient pas de faim néanmoins. Par conséquent, l’économie de sub­sistance qui était celle des tribus indiennes n’impliquait nullement la recherche angoissée, à temps complet, de la nourriture. […] On peut assurer que les Indiens Guayakis, hommes et femmes, passaient au moins la moitié de la journée dans une oisiveté presque complète, puisque chasse et collecte prenaient place, et non chaque jour, entre 6 heures et 11 heures du matin environ.[…]

L’avantage d’une hache métallique sur une hache de pierre est trop évident pour qu’on s’y attarde : on peut abattre avec la première peut-être dix fois plus de travail dans le même temps qu’avec la seconde ; ou bien accomplir le même travail en dix fois moins de temps. Et lorsque les Indiens découvrirent la supériorité productive des haches des hommes blancs, ils les désirèrent, non pour produire plus dans le même temps, mais pour produire autant en un temps dix fois plus court. […]

Il n’y a pas de roi dans la tribu, mais un chef qui n’est pas un chef d’État. Qu’est-ce que cela signifie ? Simplement que le chef ne dispose d’aucune autorité, d’aucun pou­voir de coercition, d’aucun moyen de donner un ordre. Le chef n’est pas un commandant, les gens de la tribu n’ont aucun devoir d’obéissance. L’espace de la chefferie n’est pas le lieu du pouvoir, et la figure (bien mal nommée) du “chef” sauvage ne préfigure en rien celle d’un futur despote. Ce n’est certainement pas de la chefferie primitive que peut se déduire l’appareil étatique en général.

Ce qu’il s’agit de penser, c’est un chef sans pouvoir, une institution, la chefferie, étrangère à son essence, l’autorité. Les fonctions du chef, telles qu’elles ont été analysées ci-dessus, montrent bien qu’il ne s’agit pas de fonctions d’autorité. Essentiellement chargé de résorber les conflits qui peuvent surgir entre individus, familles, lignages, etc., il ne dispose, pour rétablir l’ordre et la concorde, que du seul prestige que lui reconnaît la société. Mais prestige ne signifie pas pouvoir, bien entendu, et les moyens que détient le chef pour accomplir sa tâche de pacificateur se limitent à l’usage exclusif de la parole : non pas même pour arbitrer entre les parties opposées, car le chef n’est pas un juge, il ne peut se permettre de prendre parti pour l’un ou l’autre ; mais pour, armé de sa seule éloquence, tenter de persuader les gens qu’il faut s’apaiser, renoncer aux injures, imiter les ancêtres qui ont toujours vécu dans la bonne entente.

En vertu même de l’étroit contrôle auquel la société — par sa nature de société pri­mitive et non, bien sûr, par souci conscient et délibéré de surveillance — soumet, comme tout le reste, la pratique du leader, rares sont les cas de chefs placés en situation de transgresser la loi primitive : tu n’es pas plus que les autres. Rares certes, mais non inexistants : il se produit parfois qu’un chef veuille faire le chef. […]

Geronimo n’était qu’un jeune guerrier comme les autres lorsque les soldats mexicains attaquèrent le camp de sa tribu et firent un massacre de femmes et d’enfants. La famille de Geronimo fut entièrement exter­minée. Les diverses tribus apaches firent alliance pour se venger des assassins et Geronimo fut chargé de conduire le combat. Succès complet pour les Apaches, qui anéantirent la garnison mexicaine. Le prestige guerrier de Geronimo, principal artisan de la victoire, fut immense. Et, dès ce moment-là, les choses changent, quelque chose se passe en Geronimo, quelque chose passe. Car si, pour les Apaches, satisfaits d’une victoire qui réalise parfaitement leur désir de vengeance, l’affaire est en quelque sorte classée, Geronimo, quant à lui, ne l’entend pas de cette oreille : il veut continuer à se venger des Mexicains, il estime insuffisante la défaite sanglante imposée aux soldats. Mais il ne peut, bien sûr, aller seul à l’attaque des villages mexicains. Il tente donc de convaincre les siens de repartir en expédition. En vain. La société apache, une fois atteint le but collectif — la ven­geance — aspire au repos. […] Bien entendu, les Apaches n’ont jamais voulu suivre Geronimo. […] Les Apaches qui, en fonction des circonstances, acceptaient le leadership de Geronimo pour son habileté de combattant, lui tournaient systématiquement le dos lorsqu’il voulait mener sa guerre personnelle.

La propriété essentielle (c’est-à-dire qui touche à l’essence) de la société primitive, c’est d’exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c’est d’interdire l’auto­nomie de l’un quelconque des sous-ensembles qui la consti­tuent, c’est de maintenir tous les mouvements, internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la direction voulues par la société. La tribu manifeste entre autres (et par la violence s’il le faut) sa volonté de préserver cet ordre social primitif, en interdisant l’émergence d’un pouvoir politique individuel, central et séparé. Société donc à qui rien n’échappe, qui ne laisse rien sortir hors de soi-même, car toutes les issues sont fermées. »

Pierre Clastres, La société contre l’Etat (1974) Chapitre 11

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