Avoir le seum (un mot sur Nietzsche)

Voilà ce que raconte Ésope, dans sa fable « Le renard et les raisins » : « Un renard affamé, voyant des grappes de raisin pendre à une treille, voulut les attraper ; mais ne pouvant y parvenir, il s’éloigna en se disant à lui-même : « Ils ne sont pas mûrs. » Pareillement certains hommes, ne pouvant mener à bien leurs affaires, à cause de leur incapacité, en accusent les circonstances. »

Bref, le renard a le seum.

En arabe, as-summ (السمّى), c’est le poison, le venin. Avoir le seum, c’est avoir dans le sang une émotion toxique, et dans la tête une idée qui empoisonne mon existence. C’est le complexe d’émotions violentes qui jaillit d’une frustration, le genre de frustration qui donne envie de se venger du monde. Cette haine vindicative, Nietzsche l’appelle le ressentiment. Un sentiment réactif (re-), qui n’est pas spontané mais qui naît en réaction à une frustration.

Le seum du renard, c’est son ressentiment. Et le ressentiment, dit Nietzsche, renverse les valeurs spontanées.

Voyons le renard. Que fait-il ? Il renverse des valeurs naturelles, il met les valeurs à l’envers. Incapable d’atteindre les raisins qu’il désire, il les dévalue. Au lieu d’admettre simplement : « ils ont l’air bons, je les désire, mais je ne suis pas capable de les saisir », il nie la valeur des raisins. De « bons », ils deviennent « mauvais », pas mûrs. La valeur est inversée. C’est comme un gars qui, après avoir été éconduit par la jeune fille qu’il convoitait, répète à tous et bien haut : de toute façon, elle est moche. De cette manière, dit Nietzsche, une impuissance naturelle est transformée en choix libre et renoncement volontaire : elle est moche, pas mûre, alors ce n’est pas que je n’arrive pas à lui plaire, c’est que moi, finalement, je n’en veux pas.

Le truc de Nietzsche, c’est qu’à partir de cette petite observation sur la nullité ordinaire des gens, leur incapacité à vivre leurs frustrations et leur manie de renverser leurs valeurs spontanées, il va tirer toute une lecture de l’histoire de l’humanité. Rien que ça.

Parce que le grand événement de l’histoire des hommes, pour Nietzsche, c’est pas, disons, l’invention de la roue, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, ou l’apparition d’une économie capitaliste. Non. Le grand événement, c’est que l’homme est devenu un animal dégénéré. Un animal… moral. Un animal qui juge que la violence sous toutes ses formes, c’est mal. Que c’est pas bien de prendre ce qui ne m’appartient pas. Qu’il faut être poli et serviable. Bref, une bête inoffensive. Une telle bête, ce n’est pas naturel.

« La morale antinaturelle, écrit Nietzsche, c’est-à-dire tout morale qui jusqu’à présent a été enseignée, vénérée et prêchée, se dirige précisément contre les instincts vitaux. Elle est une condamnation, tantôt secrète, tantôt bruyante et effrontée, de ces instincts. Lorsqu’elle dit : « Dieu regarde les cœurs », elle dit non aux aspirations intérieures et supérieures de la vie et considère Dieu comme l’ennemi de la vie… Le saint qui plaît à Dieu, c’est le castrat idéal… La vie prend fin là où commence le « Royaume de Dieu ». » (Nietzsche, Le crépuscule des idoles)

Cette morale, c’est une castration : elle consiste à détruire en l’homme toute volonté de puissance, pour le consigner dans une misérable volonté d’exister.

Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi les hommes sont-ils devenus si mous? Eh bien, ce que fait le modeste petit renard d’Esope, il faut le généraliser à toute une partie de l’humanité, à cette partie qui se révolte contre l’autre qui la domine. Comme la paysannerie accablée par la seigneurie féodale. Comme les salariés qu’écrase le patronat. Révolte, mais sans coup, sans grabuge. Une révolte d’un drôle de genre : une révolte spirituelle. Quand tout un peuple dit aux rapaces qui la dominent et l’oppriment : nous, peuple modeste, nous aimons cette modestie. Nous sommes humbles parce que l’humilité est bonne. Nous ne sommes pas des rapaces parce qu’il faut aider son prochain, pas le mettre en pièces.

Jugement sincère ? Non, dit Nietzsche : c’est une ruse, une prise de pouvoir. Mais un pouvoir spirituel. Presqu’invisible. Il faut maintenant que l’homme puissant, celui qui affirme résolument ses instincts, en accord avec sa nature, avec ses pulsions, ait désormais honte de céder à ses pulsions. « Je ne suis pas riche, dit le petit homme, mais je ne veux pas de votre argent mal gagné ». Mais en secret, il joue au PMU et au loto, le malheureux. Il fait comme le renard : il vomit ce qu’en secret il honore. Ses instincts, il ne les affirme pas, puisqu’il est faible, incapable de les satisfaire. Non, comme le renard de la fable, il les nie, et en vient à honorer ceux qui font comme lui, ceux qui renoncent à leurs instincts. Ce sont eux, les bons, les moraux. Les autres, de violents égoïstes ! C’est la vengeance spirituelle des faibles sur les forts qu’ils jalousent.

Ce serait ça, la morale ? Une simple vengeance spirituelle ? C’est évident ? C’est sûr, le renard, nous le connaissons, bien souvent c’est nous, c’est moi le renard. Mais si je trouve, mettons, que c’est pas bien de faire de l’évasion fiscale, c’est juste parce qu’en secret je jalouse ceux qui la font ? A vrai dire, à voir les gens lécher les vitrines et baver sur le parking devant l’hôtel de Paris à Monaco, ce n’est pas si secret, cette fascination pour le clinquant, pour le riche, pour le pouvoir qui brille. Mais la morale, simple jalousie ? D’ailleurs Nietzsche dit-il vraiment que toute morale est vindicative ? Que toute morale est négative, « réactive » ? Il n’y a pas aussi de bonnes raisons de penser qu’un homme est là pour en aider un autre, que c’est ça quand même l’humanité ?

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