Sentir les contradictions: l’intellectuel

L’intellectuel n’a pas bonne presse, parce qu’on le confond généralement avec l’idéologue. Intellectuel et idéologue. L’idéologue est un partisan, même s’il n’en a pas conscience. Il suffit d’allumer la télévision pour entendre des idéologues. Il défend un parti, c’est-à-dire une section de la société, qu’il fait passer pour l’ensemble de la société. L’idéologue parle volontiers de « la France », « la Patrie », « l’État », mais derrière ces mots se cachent quelques industriels, quelques banquiers d’affaires. L’idéologue, qu’il en ait conscience ou non, défend en apparence tout le monde, mais en fait une partie du monde, une partie contre l’autre. L’idéologue envoie volontiers des pauvres gens se faire tuer pour sauver l’arme au poing le parti qu’il défend. Au nom de la France.

Et pourtant, on voit bien que depuis qu’il n’y a plus d’intellectuels en France, même mauvais, depuis qu’il n’y a plus que des idéologues de bistrots et de chaines de télévision, qu’est-ce qu’on s’emmerde ! Et tout va à vau-l’eau.

Alors il est bon d’écouter quelques minutes Jean-Paul Sartre pour entendre ce que lui entendait, et finalement ce que tout le monde entendait à l’époque, par « intellectuel », et pourquoi il en faut quand même.

Au fond, Sartre répète ce que je répète beaucoup. La philosophie, quand on ne sait rien faire, ça ne sert à rien. La tête et les mains. Un type qui ne fait rien de sa journée, sinon produire des discours pour défendre un parti, ce n’est pas un intellectuel, c’est un avocat, un idéologue. Quelqu’un qui œuvre, qui fait, avec ses mains et sa tête, comme un ingénieur nucléaire, et qui s’aperçoit du problème, du problème qu’il y a à mettre le savoir au service de la destruction, de la destruction de l’ennemi, d’accord ! Mais l’ennemi de qui ? Au service de la destruction, donc, c’est lui, le « lanceur d’alerte », l’intellectuel véritable.

Toute œuvre, tout travail est fait pour l’universel, c’est-à-dire pour tous. Le théorème de Pythagore est aussi vrai pour l’israélien que pour le fellagha. Universel. Mais quand la société devrait faire de l’universel sa norme, elle en fait son moyen, un simple moyen d’asservir et d’exploiter son frère. L’intellectuel est celui qui, croyant œuvrer pour tous, découvre l’hypocrisie: il croyait servir le monde, il ne sert qu’un mafia. L’intellectuel est double : il est naïf, quand il œuvre pour tous, et terrifié quand il prend conscience de la duplicité du monde, et qu’il n’a mis son art qu’au service de gredins. Cet homme double, tout homme quand il se dédouble, quand il sent, quand il souffre d’une contradiction, c’est lui l’intellectuel.

Définition suffisante ? L’intellectuel de Sartre a l’air ronchon. Moralisateur. L’intellectuel dénonce. « Les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être ». Que faire avec un idéal, quand on voit comment le monde le méprise et l’écrase ? Nous sommes tous pris par ces contradictions, ces aliénations. Mais qui doit réformer l’autre ? Nos idées doivent-elles corriger le réel ? Le réel doit-il corriger nos idées ? Lequel est la règle de l’autre ? Ni l’un ni l’autre ? Un dialogue ? Peut-être est-ce pour ça que Sartre ne veut pas d’un intellectuel la tête dans les nuages, mais les mains dans la boue ? Mais il y a un manque d’humilité dans son discours. Quelque chose qui cloche.

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