Le drame des loisirs

« L’aliénation du loisir est liée à l’impossibilité même de perdre son temps » (Baudrillard)

C’est fascinant, une pub pour le Club Med. Un programmateur malin proposerait la Nuit des Pubs du Club Med dans son cinéma: succès garanti. Enfin moi, j’en rêve. Toute une vision du loisir, là dedans. Du temps libre. Du temps. Le temps d’un homme aujourd’hui est complètement structuré entre temps de travail et temps libre. Le Club Med est la promesse d’un temps libre authentique. Surtout, ne pas s’ennuyer: on se gave d’activités. Mini golf, atelier poterie, promenade à dos de lézard géant, snorkeling…: le bonheur. Mais pourquoi diable avoir besoin qu’une société occupe son temps libre ? Ce temps est-il encore libre lorsqu’il est enferré dans une salve de loisirs tirée pour tuer le temps ?

Dans La Société de Consommation (1970), Jean Baudrillard a écrit plusieurs pages très drôles sur cette industrie nouvelle du loisir, immixtion désespérante du capitalisme victorieux dans les vacances estivales du cadre désespéré.

Il est assez facile de remarquer qu’en général, le temps libre n’est pas libre. On n’y fait pas ce qu’on veut. Parce qu’on est vidé. Vidé par une journée de travail, une semaine de travail, des mois de travail. Le premier sens des vacances, c’est le repos. « Recharger les batteries » (horrible métaphore déjà transhumaniste). Mais pourquoi retrouver de l’énergie ? Eh bien, pour travailler ! Mais alors le temps libre n’est qu’un moyen, un moyen de recommencer son travail, encore et encore. C’est un temps déterminé par le retour au travail, et qui ne s’explique que par l’inéluctabilité de ce retour. Ce n’est pas un temps libre, c’est un temps aliéné, aliéné au temps de travail.

Aristote avait une vision autrement plus noble et plus rationnelle du loisir : « Nous ne nous adonnons à une vie active qu’en vue d’atteindre le loisir, et ne faisons la guerre qu’afin de vivre en paix.” C’est le travail qui devrait être un moyen, un moyen pour avoir du temps libre. Un temps où, n’étant plus complétement préoccupé par l’urgence du quotidien (et déjà, manger et payer le loyer), on peut enfin se tourner vers des choses plus belles, moins nécessaires. Le travail, c’est pallier dans l’urgence au plus nécessaire. Logique de guerre. Le travailleur est aux aguets, comme une bête qui guette les prédateurs. On réfléchit mal, aux aguets. On va au plus urgent, pas au durable. La vraie médecine demande du temps libre. Sinon, ce n’est que de l’urgence. La médecine de l’hôpital de guerre. Ce n’est pas dans l’urgence qu’on crée quelque chose de durable. Enfin, une vie. Au Club Med, le temps libre, c’est pour faire du mini-golf et des promenades sur le dos d’un lézard géant. Fascinant.

Qu’est-ce qui est en jeu, dans cette industrie du loisir ? Et pourquoi ça a si bien marché ? Ce qui est en jeu, c’est une vraie tragédie, c’est-à-dire, une contradiction insoluble, un effort désespéré, et vain, nous dit Baudrillard. Ce que le vacancier veut, ce n’est pas simplement se reposer. Ce qu’il veut fondamentalement, c’est enfin perdre son temps. Et c’est ça qu’il ne peut pas faire, sans doute parce qu’il ne veut pas le faire tout autant qu’il le veut.

Le travail, en général, n’est pas un acte gratuit : c’est un moyen, une activité qu’on ne fait pas parce qu’on la désire en elle-même, mais parce qu’elle obéit à un calcul. C’est le moyen…d’avoir un salaire, une vie sociale, de sortir de chez soi… Alors le loisir, c’est justement l’aspiration à l’acte gratuit: enfin, faire quelque chose qui ne sert à rien, qui ne rentre dans aucun calcul, simplement parce qu’on désire la faire. Mais quand le vacancier du Club Med a enfin le temps de ne rien faire d’utile, que fait-il ? Il s’emmerde. Alors on l’occupe.

Le mini-golf, c’est complètement con. Ça ne demande ni talent, ni entrainement préalable, ni réflexion poussée. Rien. N’importe quel enfant de l’école élémentaire s’amuse au mini-golf. Dès le premier jour. Une balle, un bâton, un trou. Les activités du Club Med sont du niveau des activités d’une classe de CP. C’est régressif. Ça ne crée rien de sérieux. Le vacancier a du temps libre, va-t-il chercher enfin à accomplir quelque chose qui émane de lui, va-t-il laisser sa nécessité intérieure dérouler son fil pour que sa vie, enfin, lui ressemble ? Mais en fait, le vacancier ne fait que reproduire sous une forme ludique tous les schémas qu’il a intégré pendant son temps de travail: performance, compétition, efficacité. Sa liberté se réduit à choisir entre mini golf et plongée sous-marine.

Il n’est pas du tout en train de perdre son temps. Il ne le peut pas, et il ne le veut pas. Son temps est comme une marchandise: on gagne, on perd, on loue un objet, et on gagne, on perd, on loue du temps. Son temps est objectivé dans une montre, un programme, un calendrier. Il est habile dans la gestion de son temps. Il a deux heures pour bronzer, après il a réservé une heure le court de tennis. Ce qui détermine la fin d’une activité, ce n’est pas l’activité elle-même, c’est le programme. L’atelier poterie est fini quand la montre sonne, pas quand la poterie est finie. La poterie ne l’intéresse pas, de toute façon. Ce qui l’intéresse c’est de démontrer qu’il peut gaspiller son temps. Il postera sur Instagram une photo qui le démontre: il perd son temps. Il cherche désespérément à démontrer qu’il a le pouvoir d’être oisif, de balancer son temps par la fenêtre. Et il calcule son temps pour démontrer qu’il perd son temps. C’est sans issue. Son temps « libre » n’est pas libre: il a doit démontrer qu’il peut s’occuper à ne rien faire d’utile. Sa vie catastrophique de cadre chez Renault, Loué ou Décathlon, il essaye de la sauver socialement dans la démonstration publique de sa capacité à balancer du temps par la fenêtre.

Travail et loisir sont donc deux faces d’une même chose, une gestion du temps, d’un temps objectivé qui a ses vides et ses pleins. Ce vide de temps n’est qu’une mauvaise imitation, qu’une caricature d’un temps vraiment libre, d’un temps qui n’existerait pas en tant que tel, mais où le rythme de la journée serait déterminé non par des tâches ou des programmes, mais par l’activité elle-même, l’activité spontanée d’un homme qui sait quoi faire par lui-même. Y a-t-il une meilleure façon de vivre son temps libre ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de « spontanéité » ? De « nécessité intérieure » ? Et pourquoi le mini golf ne serait pas ma nécessité intérieure ?

Finissons avec un petit extrait du livre de Baudrillard :

« Dire que le loisir est aliéné parce qu’il n’est que le temps nécessaire à la reconstitution de la force de travail est insuffisant. « L’aliénation » du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe au temps de travail, elle est liée à l’impossibilité même de perdre son temps. […] Partout ainsi, et en dépit de la fiction de la liberté dans le loisir, il y a impossibilité logique du temps « libre », il ne peut y avoir que du temps contraint. Le temps de la consommation est celui de la production. Il l’est dans la mesure où il n’est jamais qu’une parenthèse « évasive » dans le cycle de la production. […] Le loisir est contraint dans la mesure où derrière sa gratuité apparente il reproduit fidèlement toutes les contraintes mentales et pratiques qui sont celles du temps productif et de la quotidienneté asservie.

Car c’est là l’exigence qui est au fond du temps « libre » : restituer au temps sa valeur d’usage, le libérer comme dimension vide, pour le remplir de sa liberté individuelle. Or, dans notre système, le temps ne peut être « libéré » que comme objet, comme capital chronométrique d’années, d’heures, de jours, de semaines, à « investir » par chacun « selon son gré ». Il n’est donc déjà plus « libre » en fait, puisque régi dans sa chronométrie par l’abstraction totale qui est celle du système de production.

L’exigence, qui est au fond du loisir, est donc prise dans des contradictions insolubles, et proprement désespérée. Son espérance violente de liberté témoigne de la puissance du système des contraintes, qui n’est nulle part aussi totale, précisément, qu’au niveau du temps. « Quand je parle du temps, c’est qu’il n’est déjà plus », disait Apollinaire. Du loisir on peut dire : « Quand on “ a ” le temps, c’est qu’il n’est déjà plus libre. » Et la contradiction n’est pas dans les termes, elle est au fond. C’est là le paradoxe tragique de la consommation. Dans chaque objet possédé, consommé, comme dans chaque minute de temps libre, chaque homme veut faire passer, croit avoir fait passer son désir — mais de chaque objet approprié, de chaque satisfaction accomplie, comme de chaque minute « disponible », le désir est déjà absent, nécessairement absent. Il n’en reste que du « consommé » de désir. (…)

Time is money : cette devise inscrite en lettres de feu sur les machines à écrire Remington l’est aussi au fronton des usines, dans le temps asservi de la quotidienneté, dans la notion de plus en plus importante de « budget-temps ». Elle régit même — et c’est ce qui nous intéresse ici — le loisir et le temps libre. C’est encore elle qui définit le temps vide et qui s’inscrit au cadran solaire des plages et sur le fronton des clubs de vacances. »

Baudrillard, La société de consommation (1970)

Une réflexion sur “Le drame des loisirs

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